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La parole confisquée

1/ La réflexion interdite

Tuer dans l’œuf.

Avant même la parole, il y a la réflexion. C’est l’exercice de la pensée qui fait naître la parole. Lorsque cet exercice de la pensée n’est pas favorisé ou pas possible, la parole ne s’exprimera pas ou peu.

L’élaboration d’une réflexion se fait dans des confrontations d’idées différentes, d’apports extérieurs (formations, études), et dans un espace où le temps et les échanges sont possibles. Ne pas permettre cet exercice de réflexion, c’est tuer la parole dans l’œuf, à sa conception. En apparence, pas de répression, mais en réalité, la fermeture se trouve en amont.

Il a été vu dans une communauté, une parole de supérieur fermant l’accès par « il ne vous revient pas de vous exprimer sur ce sujet ». En apparence, cela pourrait paraître normal. Or, cette réplique s’exprime sur tout sujet.

Manque de temps, de recul.

Une charge de travail conséquente, un apostolat que l’on veut faire réussir, peut entraîner une mobilisation excessive de toutes les énergies, y compris intellectuelles. Il ne reste alors plus beaucoup de temps pour un temps de recul pour réfléchir à d’autres situations que la sienne.

Ex : Un sujet est proposé pour vote au chapitre général. Peu de débats, un vote facile, un résultat proche de l’unanimité. L’un des religieux avoue : « Je n’ai pas pris le temps de travailler le sujet qui allait être voté. Pour ne pas pénaliser la communauté, j’ai préféré voter oui que blanc. Mais c’est vrai, c’est ce sentiment d’être fautif qui va faire voter oui. »

Perte de l’esprit critique

Le danger de la perte de l’esprit critique apparaît surtout si le supérieur a un charisme d’enseignement car la séduction de l’intelligence a un pouvoir d’attraction très fort. L’intelligence séduite du religieux ou du membre de communauté va se trouver au service de celle qui l’a séduit, c’est-à-dire, celle du supérieur.

Dans telle communauté, le fondateur restait l’unique référence dans le domaine de la formation. « Aucune place n’est laissée pour une parole libre, toute forme de pensée étrangère est suspecte ».

Les communautés centrées ainsi sur elles-mêmes chercheront de multiples références extérieures favorables pour masquer ce qui, en réalité, est fragile à l’intérieur. Ces confirmations, se répèteront régulièrement, tel que cela se fait pour un endoctrinement. Cette rengaine pourra être : « Nous sommes une communauté d’Eglise, reconnue et encouragée par l’Eglise ». De telles affirmations répétées régulièrement ne permettent pas aux membres d’oser une pensée différente. Ils auront le sentiment d’aller à l’encontre de l’Eglise s’ils pensent différemment, notamment s’ils ont repéré des dysfonctionnements qui ne sont pas d’Eglise.

Dans telle communauté, pour attester qu’elle est d’Eglise, les évêques sont sollicités pour « donner une parole », c’est-à-dire sollicités pour encourager la dite communauté (ceux qui émettent des critiques ne sont pas sollicités). Les paroles d’évêques ou d’hommes d’Eglise sont alors mises en « médaillon » dans les lettres d’informations, site internet ou dans les enseignements.

De même un supérieur qui répète régulièrement qu’il est dans son droit, fait aveu de faiblesse, mais en même temps, se présente comme intouchable. A partir de là, il est difficile de critiquer ou de remettre en cause.

Dans l’esprit des religieux qui entendent ces paroles régulièrement, émettre une critique serait aller à l’encontre de l’Eglise ou de l’obéissance.

2/ La parole différente réprimée

La culpabilisation

Une parole culpabilisante est une parole qui transfère la responsabilité sur l’autre.

Dans une communauté où la liberté de parole n’existe pas, la parole différente sera reconnue comme une atteinte à l’unité, à la communion. A partir de là, la communauté fera porter à l’auteur de cette parole différente, le poids d’une faute dont il n’est pas coupable. C’est le principe de la culpabilisation.

Il a été vu dans une communauté que lorsqu’un désaccord s’exprime vis-à-vis du supérieur, il est demandé d’échanger un pardon. Cela entraîne nécessairement une confusion : exprimer un désaccord devient une faute.

Dans le même registre, lorsqu’un religieux exprime sa souffrance vis-à-vis d’un dysfonctionnement de la communauté, et qu’il lui est répondu: « si tu souffres ainsi, c’est qu’il y a une blessure en toi qui se ravive. Tu dois faire un travail sur toi-même et vivre une étape de guérison intérieure »,  on le place dans un processus de culpabilisation. En plus de cela, on lui fait perdre ses repères intérieurs et sa capacité de discernement. Si sa perception des dysfonctionnements était juste et que le supérieur n’accepte pas de voir que les souffrances du religieux étaient liées à cela, le mal est d’autant plus grand que le religieux est conduit, dans l’obéissance, dans l’erreur du discernement.

La répression de l’esprit critique

Celui qui se risque à une critique envers le supérieur-abuseur, se heurte à la possibilité de recevoir un retour violent : « tu me reproches ceci ? et toi alors regarde toi, tu fais ceci et cela ! ». C’est le principe d’une remise en cause personnelle systématique qui décourage toute expression libre et renforce le procédé de culpabilisation : la faute ne peut venir ni du supérieur, ni de la communauté, mais uniquement de celui qui se plaint. C’est l’effet boomerang.

Dans une communauté nouvelle, le procédé de culpabilisation systématique fait que les responsables renvoient les membres vers des retraites de guérison intérieure, ou les incitent à avoir un suivi psychologique. Parmi ceux qui ont pu avoir recours à un suivi psychologique, ils ont pu prendre conscience que la difficulté résidait en premier lieu dans le mode de relation interne à leur Communauté.

A celui qui exprimera des critiques, le supérieur-abuseur expliquera que :

  • C’est un problème de la personne (celle qui critique),
  • Si la critique est tournée vers lui : que la personne a un problème avec l’autorité,
  • Ce sera également interprété comme un problème de communication.
  • En tous les cas, cela sera « taxé » de murmure, manque de communion, manque d’obéissance.

    Le problème sera toujours déplacé. Les difficultés seront interprétées comme des conflits interpersonnels. Les dysfonctionnements, les comportements du supérieur-abuseur ne seront jamais remis en cause.

     

    La dérision

    Celui qui arrive à faire rire, fait tomber la vigilance de son auditoire et obtient d’emblée son assentiment.

    Ceux qui ont de l’humour et font rire leurs interlocuteurs, peuvent user de la dérision pour faire passer leur message (sous-entendus) sans que le sens critique soit en éveil.

    Le rire est comme souverain et fait taire les oppositions ou les critiques.

    La dérision a ceci de plus, c’est qu’elle humilie celui qui est visé. Aussi, au cœur d’une communauté, cela est terriblement destructeur si le supérieur est l’auteur de la dérision. L’emploi de la dérision sur une situation ou sur des membres de la communauté,  va subtilement dresser les membres les uns contre les autres. Ceux qui ont ri à la dérision du supérieur contre ceux qui sont humiliés et objet de la dérision.

    La fausse écoute utilisatrice

    Il existe une fausse écoute du supérieur-abuseur : celle qui consiste à écouter posément, à mettre en confiance pour faire parler. Après une mise en confiance, le supérieur abuseur commencera à poser ses questions. Le religieux va se trouver en train de dire des choses qu’il n’avait pas envie de dire. Par la suite, le supérieur abuseur utilisera ces informations pour réprimer (le plus souvent indirectement pour qu’il ne soit pas fait un lien avec cette rencontre) selon les différents procédés évoqués dans cet article.

    Le règlement de compte par l’enseignement

    Dans les enseignements, les membres de la communauté sont habitués à repérer quand « il règle ses comptes », et ils se disent « tiens, qui cela concerne-t-il ?  Quelqu’un a dû dire ceci ou cela ».

3/ La parole trahie et l’atteinte aux relations de confiance

Préambule : les différents niveaux de confidences

Chacun s’exprime différemment selon qu’il s’adresse à un ami (son confident), à son accompagnateur, ou s’il s’agit d’une expression plus publique. Nous ne faisons des confidences qu’à celui en qui nous avons profondément confiance. « Le propre de l’amitié, c’est de faire des confidences » (Thomas d’Aquin)

Ne pas respecter ces différents degrés de parole entraîne une atteinte au respect des personnes.  Aussi, pour poser des repères, l’Eglise a distingué le « for interne » du « for externe »;

L’Eglise tient deux choses :

  • le droit absolu de la personne d’ouvrir sa conscience à qui il veut. On ne peut pas le forcer, y compris par rapport à son supérieur.
  • L’Eglise tient aussi la possibilité d’ouvrir sa conscience à son supérieur.

 

Fait partie du for externe tout ce qui apparaît extérieurement au vu de tous. C’est le for visible. On ne dépasse jamais l’observable. On n’interprète pas. On constate. On en reste au ponctuel. Respecter le for externe signifie qu’on ne généralise pas.

 

Cette distinction permet de poser des frontières, d’éviter les confusions, et de protéger l’intimité des personnes. Perdre ces repères fait perdre la confiance.

Les mauvaises confidences du supérieur

Lorsque le supérieur fait des confidences en privé sur d’autres religieux de sa communauté pour expliquer telle ou telle faiblesse, il fragilise la confiance dans sa propre communauté. Le religieux qui est bénéficiaire d’une telle confidence, va se sentir honoré devant la « belle confiance » qui lui est faite par le supérieur, mais ses relations avec ses frères de communauté vont être entachées par ce qu’il saura et qu’il ne devrait pas savoir. Il se retrouve dans une position qui le flatte dangereusement : « C’est l’autre qui ne va pas, moi ça va bien », et du coup, il y a le sentiment d’être « au-dessus », dans le camp des « bons religieux », mais aussi parce qu’au niveau du supérieur puisqu’il est dans ses confidences.

Les vraies confidences interdites

Dans une répression de la parole libre, il n’est pas rare de trouver un processus d’isolement des personnes.

  • Celui-ci est introduit par une spiritualisation excessive des relations. Il sera demandé, par exemple, de ne pas intervenir devant la souffrance d’un membre de la communauté, mais de prier pour lui (ou elle) et d’en avertir le supérieur ou l’accompagnateur. L’explication qui est donnée est pour préserver l’intimité des personnes, mais si cette consigne est excessive, les membres peuvent devenir des étrangers les uns vis-à-vis des autres. A trop devenir spirituel on peut devenir inhumain.  « Qui fait l’ange fait la bête » dit la maxime de Pascal.
  • Toute expression libre des membres entre eux, évoquant des difficultés, sera considérée comme du mauvais esprit, des « murmures ». Il a été vu l’impact désastreux chez les légionnaires du Christ de l’interdiction de d’oser une critique vis-à-vis du fondateur et des supérieurs.

Or,  lorsqu’un religieux vit une souffrance du fait d’un dysfonctionnement de communauté ou en raison de son supérieur, il lui est nécessaire de trouver un frère ou une sœur de communauté, qui puisse lui permettre de mettre en mots son ressenti et de vivre un soutien fraternel ; ceci n’exclut nullement bien évidemment le rôle essentiel de l’accompagnateur spirituel mais cela peut par contre favoriser un accompagnement moins émotionnel et donc plus riche et objectif.

 

La communication faussée. Le rôle d’internet.

Pour celui qui n’est pas clair dans la compréhension des différents niveaux d’expression de la parole, une confusion peut être vite amplifiée par la facilité qu’engendrent les mails (transférer ou mettre en copie).

  • En règle général, l’abuseur ne supportera pas d’être mis à découvert c’est-à-dire qu’il y ait d’autre personnes en copie du mail dont il est le destinataire.
  • Celui qui est dans la confusion, transférera tel mail qui était confidentiel.

Lorsque les frontières des confidences, de la discrétion n’existent plus, cela entraîne la confusion dans les relations et atteint la confiance au sein de la Communauté.

L’interprétation des mots – le mensonge.

Il y a une autre manière de dévier une vraie réflexion, c’est en en  déformant le sens des mots. Par exemple :

  • Une inquiétude, sera traduite comme un manque de confiance.
  • Une saine assurance, comme un manque de souplesse.
  • L’expression d’un désaccord, comme un refus d’altérité.
  • Une implication responsable, comme une appropriation de la charge.

 

Les paroles inspirées

Lorsqu’une personne dit à une autre « j’ai reçu dans la prière ceci pour toi », cela induit pour l’interlocuteur que cette parole vient directement du Seigneur pour elle. La refuser, ne pas y croire, serait refuser la parole du Seigneur. Nous voyons ici qu’il n’y a pas l’espace de liberté qui permet à l’interlocuteur de discerner lui-même si cette parole le concerne ou non. Ce genre de raccourci, qui ne laisse pas la place au discernement personnel, est d’autant plus préjudiciable lorsqu’il s’agit d’une personne qui a autorité sur l’autre.

4/ Le refus du véritable échange

La peur du conflit

Le mécanisme de délation, décrit par ailleurs ( II/ l’emprise subie. Le serpent se mord la queue), manifeste l’incapacité d’une communauté à s’exprimer librement.

Lors d’une difficulté rencontrée, il peut être plus facile d’en référer à une autorité supérieure plutôt que de régler la question par et entre les impétrants eux-mêmes.  L’avantage est de ne pas se risquer à un conflit et de faire régler le problème par une tierce personne ; mais cela autorise l’autorité supérieure à intervenir là où elle ne devrait pas et l’apprentissage d’un dialogue fructueux ne peut se faire. Si le supérieur est respectueux de chacun il donnera en cette occasion les conseils nécessaires pour permettre de régler le problème au bon niveau, sinon ce sera pour lui l’opportunité de faire valoir son interprétation personnelle de la situation et de parfois réduire un dysfonctionnement communautaire à un problème personnel .

Une autre manière de refuser l’échange loyal est de réduire tout désaccord à un problème de personne, à une épreuve personnelle.

Rigidité dans le dialogue.

Un supérieur abuseur  est généralement peu capable d’un véritable dialogue qui écoute l’autre comme ayant à apprendre de l’autre. Un tel supérieur manifeste des signes de rigidité dans le dialogue :

  • Soit il convainc, soit il capitule, mais il n’arrive pas à réfléchir avec l’autre
  • Il cherche à mettre en contradiction son interlocuteur « Tu as dit ceci, et maintenant tu dis cela », sans prendre en compte l’évolution du contexte.

Une mauvaise conception de l’unité.

L’unité devient conformité, respect de pensée unique, de la pensée officielle. Tous ceux qui s’en distancent en s’exprimant différemment deviennent une menace.

« Nous étions enfermés dans un système qui explique tout et dont on ne peut sortir. Le mettre en doute, c’est s’en exclure. Même ceux qui souffrent de ce système ne peuvent pas et ne doivent pas être entendus : ils remettent en cause un fonctionnement fondé sur la certitude, sur l’engagement inconditionnel. Les questions sont des manques de foi, il ne peut rien en sortir de bon. » Naufragés de l’esprit P. 77

La peur de la perte de l’unité est surtout la peur d’une mauvaise réputation. Elle fait fi des personnes.

Les appels à l’unité vont être utilisés comme un épouvantail. Le fait d’utiliser le principe de l’unité est une stratégie assez répandue tant dans les familles que dans les communautés; sous prétexte d’unité vitale, on ligote la parole de manière certaine; le levier utilisé est celui de la peur: le démon divise, donc attention au démon, mais aussi attention aux conflits de personnes. Ainsi celui qui va dénoncer les choses va aussitôt apparaitre soit comme un suppôt de Satan soit comme un fauteur de troubles. Et bien entendu personne ne veut être cela; mais il y a plus grave: la méthode utilisée est psychologique, il s’agit d’engendrer la peur pour faire taire mais la conséquence est une erreur théologique car l’unité demandée se fait alors en l’occurrence autour de la personne du supérieur et non pas autour du Christ. ( Relire Eph 5, 11.)

5/ La communication perverse

L’art de faire passer des messages qui lient

Un supérieur-abuseur peut, par exemple, faire passer le message qu’un prieur « a du mal à quitter le pouvoir ». Cela va lier le prieur et le bloquer  dans sa liberté et par là même l’empêcher de réagir “de peur de faire ce qu’il dit qu’il fait”; il va donc inconsciemment lui prouver que ce n’est pas vrai et donc faire ce qu’il veut, en réalité, se soumettre gentiment!

L’attaque masquée

Elle consiste à viser un religieux de façon non directe, de telle manière qu’on ne puisse reprocher à l’auteur de cette parole (le supérieur-abuseur) d’avoir voulu attaquer le religieux. L’art est de ne pas porter d’accusations claires afin de ne pas se compromettre et de « garder les mains propres ».

Par exemple, le supérieur rappelle un fait ancien qui a été une erreur ou une faute commise par un religieux A. Ensuite, il parle d’un religieux B puis de telle situation qui ressemble à l’erreur ou à la faute commise par le religieux. Il induit ainsi, dans l’écoute des interlocuteurs que le religieux B fait comme le religieux A. Les interlocuteurs ne peuvent pas reprocher au supérieur de s’attaquer au religieux B, puisque les données sont juxtaposées mais non reliées de manière directe et franche.

Ainsi, l’attaque masquée agit par sous-entendus, allusions voilées, insinuations, afin de semer le doute mais aussi induire des sentiments, des réactions, des actes ou au contraire les inhiber.

Illogismes et  incohérences imposées ou double contrainte

Ils consistent en des ordres qui sont faits aux responsables et les mettent dans une impossibilité à les exécuter sans dommages. La solution prise impliquera nécessairement soit une désobéissance, soit une absurdité. Les deux lui seront reprochées sévèrement. Cet aspect est sans doute le plus violent et le plus dur à supporter psychologiquement. Il atteint très violemment le don des personnes.

Le langage d’un supérieur-manipulateur :

  • Il utilise des termes très techniques ou dogmatiques qui impressionnent et font taire.
  • Il projette le pire et met en garde contre le danger supposé, œuvre du diviseur (typique de la personnalité type « gourou paranoïaque »)
  • Il prêche le faux pour savoir le vrai. De cette manière, il cherche à savoir ce que vit le religieux afin de le maîtriser de « l’intérieur ». En émettant sa supposition, il va faire réagir et faire parler, dévoiler les pensées, ce qui était personnel ou intime.

Autres paroles nocives dans un dysfonctionnement :

  • La parole culpabilisante: « c’est toi qui ne te remets pas en cause »,
  • La parole qui enferme et isole: «Tu es le seul à penser ça »
  • La parole qui minimise : « tout n’est pas noir ou blanc de chaque coté », ou « tout le monde fait des erreurs ».