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Réflexion à propos d’une demande de pardon collective, officielle et publique

Réflexion à propos d’une demande de pardon collective, officielle et publique

Docteur Isabelle Chartier-Siben

9 Avril 2021

 

 

Les personnes que j’ai interrogées sont des victimes d’abus : des prêtres, religieux, religieuses et des personnes sorties ou hors communautés, personnes intelligentes, courageuses, apaisées, douées de discernement qui ont subi des abus au sein de communautés religieuses ou en limite de communautés, parfois relativement récemment parfois il y a longtemps. La plupart continue une vie dans l’Église, certaines n’ont pas pu.

 

Les questions que j’ai posées :

 

Si une proposition de célébration de pardon vous était faite :

-Quelles en seraient pour vous les conditions ?

-Qu’est ce qui aurait du sens ?

-Sous quelle forme ?

-Voyez-vous des conséquences négatives potentielles ?

-Croyez-vous que cela vous aiderait à avancer ?

-…….

 

Tout le monde a répondu

En italique sont mes propres commentaires, les guillemets sont des citations directes.

 

J’ai repris les réponses et ma réflexion selon le plan suivant :

I La qualité de l’intention

II Les conditions préalables indispensables

III L’organisation

IV Alors qu’est ce qui peut avoir du sens ? Quelques propositions

 

 

Tout d’abord les réactions qui ne laissent aucune ou peu de place à ce genre de célébrations :

 

  • « Toutes ces célébrations de pardon ne sont pour moi que de la poudre aux yeux permettant aux institutions de se donner bonne conscience. 
    Les célébrations comme celle de l’Arche étaient des contresens vu tout ce qui a été mis au jour après » 

 

  • « J’ai lu attentivement votre message et j’ai essayé de me mettre en situation. Mais je n’ai pas pu pousser très loin l’exercice. En effet, ce qui est ressorti presque immédiatement, c’est une attitude de refus. J’ai attendu quelques jours avant de vous écrire, pensant que les choses allaient évoluer mais non, je me heurte toujours à un refus de fond à la pensée d’une telle rencontre. Je ne serais pas capable de croire à la sincérité d’une telle cérémonie. Pour moi, ce serait une formalité que les supérieurs rempliraient pour se donner bonne conscience, pour faire ce qu’il faut, peut-être même avec la bonne intention d’aider les victimes… Donc cela sonnerait faux et serait irrecevable en profondeur pour moi. » 

 

  • « à vrai dire, je trouve l’exercice très périlleux pour tout le monde et potentiellement contre-productif »

 

 

A l’inverse de celles qu’on ne voit pas et qu’on ne verra pas : ceux et celles qui se sont suicidés, ceux et celles qui sont en hôpital psychiatrique, ceux et celles qui ont définitivement quitté l’Église et ne veulent plus en entendre parler, ceux et celles qui sont sortis non seulement du système religieux mais de tout système social, à l’inverse de ces dernières, certaines personnes sont en demande de pardon.

 

 

Qui sont-elles ?

 

1/ Des victimes qui avec courage, souffrances et ténacité luttent chaque jour du matin au soir et du soir au matin (les souffrances ne sont pas les mêmes le jour et la nuit) pour réussir à vivre et parfois à survivre.

Mais aussi :

 2/ Des personnes encore dans le déni

3/ Des personnes qui croient et espèrent que d’un coup de baguette magique leur mal peut disparaitre ; celles qui sont dans le mirage d’une guérison facile, d’un retour à l’équilibre d’antan.

4/ Des personnes qui croient ou espèrent pouvoir recevoir leur identité de leur état de victimes.

 

 

Ce qui apparait en premier dans les réponses reçues c’est l’absolue nécessité de :

 

I La qualité, l’authenticité de l’intention

L’intention ne doit pas être d’éteindre l’incendie publique ou de tourner la page pour passer à autre chose. Je cite : L’intention doit être « limpide ». « Comme on peut dire bonjour sans bonté, merci sans gratitude, au revoir sans désir de revoir… on peut demander pardon sans contrition, sans repentir et sans désir de conversion »

 

 

Ainsi, la mise en place d’une telle demande de pardon doit passer par :

 

 

  • Une prise de conscience pleine et entière (qui n’existera en réalité jamais) de toutes les responsabilités individuelles et collectives :
  • Responsabilité des actes abusifs eux-mêmes que ce soient des abus de pouvoir, des abus de conscience, manipulations mentales et/ou spirituelles, perversité, abus sexuels ….
  • Cette reconnaissance de responsabilité passe par le fait d’appeler et d’énumérer chaque fait par son nom :

Une agression sexuelle est une agression sexuelle et non pas un geste inapproprié, un dérapage, un acte contraire à la chasteté, un manque de pudeur ….

Un viol est un viol

Un abus spirituel est un abus spirituel

Un viol de l’âme est un viol de l’âme

Un mensonge, un mensonge,

Une humiliation, une humiliation

Une calomnie est une calomnie

Un acte de torture est un acte de torture

 

  • Responsabilité de ceux qui savaient et ont soutenu
  • Responsabilité de ceux qui savaient et n’ont rien fait
  • Responsabilité de ceux qui ont fait l’autruche, qui n’ont pas voulu croire
  • Responsabilité de ceux qui ont reporté frauduleusement la responsabilité sur les victimes au prétexte d’une soi-disant vulnérabilité ou faiblesse voire provocation. (S’il existe une réelle fragilité, il est d’autant plus nécessaire d’agir avec grand respect)
  • Responsabilité de ceux qui ont imposé le silence aux victimes

 

 

  • Mais aussi une prise de conscience pleine et entière de la souffrance et de la destruction imposée, infligée aux victimes.

Cela revient à s’engager au cours de cette demande de pardon à se former sur ce que sont les abus et leurs conséquences :

  • Symptômes du trauma psychique avec ses caractéristiques pathognomoniques : reviviscences, cauchemars, évitements, et tout le cortège de troubles moins spécifiques, troubles alimentaires, endométriose, insomnies, labilité émotionnelle (colère, agressivité, troubles anxieux et dépressifs), atteintes psycho somatiques, cancers ….
  • Symptômes de l’emprise, en particulier dissociation psychique voire dépersonnalisation
  • Honte et culpabilité inhérentes aux abus par le phénomène de l’introjection de l’agresseur dans l’agressé.
  • Installation de dépendances en particulier pornographique ou sexuelle pouvant conduire à la débauche
  • Mais aussi auto-mutilations, TS, actes auto et hétéroagressifs, voire suicide
  • Et enfin drame spirituel avec parfois rupture de la relation à Dieu.

 

  • Cela impose de prendre en considération l’abandon voire le sacrifice d’une vocation et aussi ce que l’on appelle en terme juridique « la perte de chance » ; les personnes ont à redémarrer parfois à un âge avancé et sans diplôme une recherche professionnelle, une recherche d’un cadre familial, une stabilité de lieu … Ainsi en est-il des sœurs africaines qui ne peuvent retourner en leur pays, des femmes qui viennent d’avoir 45 ans et ne peuvent plus avoir d’enfants, des personnes qui sont obligées de travailler après 70 ans …

Et on ne peut, non plus, oublier les personnes qui, sans qualification professionnelle ou ayant perdu l’aptitude à vivre seules, sont obligées de finir leurs jours dans la communauté qui les a détruites …

 

Tout cela doit être dit et précisé pendant la demande de pardon.

 

 

II Les conditions préalables indispensables

 

1 / Les abus doivent être reconnus et les abuseurs sanctionnés. (au pénal et au canonique). Impossible de demander pardon à une personne violée dont le violeur exerce son sacerdoce en toute liberté et impunité.

Les sanctions doivent être à la mesure de la gravité des faits et de leurs conséquences. Impossible de demander pardon si l’abuseur dans un même temps prêche, enseigne, accompagne, est toujours dans la communauté ou est à l’extérieur mais est toujours entretenu par la communauté.

2/ Les statuts, règles de vie, enseignements doivent être revus pour ne plus permettre ces maltraitances, crimes et dérives ; il est indispensable de réunir les conditions nécessaires pour éviter la perpétuation du système.

3/ Les personnes qui dénoncent doivent être accompagnées dans leurs démarches et protégées. Des personnes ont dénoncé et se sont trouvés trainées en justice pour diffamation.

4/ Une célébration commune et publique ne dédouane pas d’une démarche personnelle et privée. « Le mieux évidemment serait une rencontre personnelle avec la victime et que le responsable se déplace (car c’est à lui de se déplacer là où le souhaite la victime.) » « Quand je demande pardon à quelqu’un, je le fais en privé, il y a quelque chose d’intime, du cœur profond, qui se joue »

5/ Et surtout ne remplace pas la demande de pardon précise et circonstanciée que les prédateurs, les abuseurs, ceux qui ont couvert doivent eux-mêmes adresser aux victimes.

 

III L’organisation

 

1/ Le lieu

Beaucoup de victimes ne peuvent plus se rendre sur les lieux de leurs agressions, de leurs humiliations, voire ne peuvent plus se rendre dans un lieu à connotation religieuse sous peine de déclencher de graves crises d’angoisses voire des hospitalisations.

 En tout cas il est nécessaire de choisir un lieu neutre qui ne renouvelle pas le traumatisme.

 

2/ Est-il possible de mettre ensemble, de rassembler des personnes qui se sont abusées mutuellement ? c’est une vraie question.

Dans un système d’abus, on a 3 niveaux : l’abuseur primaire, les marionnettes qui sont abusées et qui abusent, et les pions qui ne sont qu’abusés.

N’est-ce pas mettre le feu aux poudres que de les rassembler en un même lieu ?

 

3 / Qui sera présent à cette célébration ? Qui demandera pardon ?

  • Ceux qui n’ont rien fait et qui n’ont fait que subir ? Les victimes auront alors pitié, ou seront admiratives voire fascinées par le courage ou l’abnégation de ces « demandeurs de pardon » et les postures de chacun seront à nouveau faussées. Cela est fréquent et à nouveau le cycle infernal de l’inversion des responsabilités s’enclenchera.
  • Ceux qui en profiteront pour se laver les mains.
  • Ceux qui ne se dénonceront pas mais dont tout le monde sait qu’ils ont abusé et/ou couvert des choses ; ils se présenteront comme « les chevaliers blancs »

 

 

IV Alors qu’est ce qui peut avoir du sens ? Quelques propositions

 

Je cite : « qu’une communauté soit prête à reconnaitre ses erreurs est tout à son honneur. »

 

1/ Une demande de pardon officielle et publique peut avoir du sens, à condition que les différentes étapes des abus soient nommées avec justesse, que les personnes se sentent accompagnées dans les tréfonds de leurs souffrances, dans les tréfonds de leur âme, que leurs désirs de don d’elles-mêmes soient reconnus ; et qu’il soit dit publiquement que ces désirs nobles et généreux, chrétiens, ont été bafoués, foulés aux pieds.

Il ne faut ni exaltation, ni faux semblants, ni manifestations affectives ou spirituelles qui voudraient effacer ou qui prendraient le pas sur les drames de vies au minimum bousculées au pire anéanties.

 

2/ Une proposition qui allie reconnaissance publique et démarche individuelle semble intéressante : « Appeler chaque victime et lui exprimer une reconnaissance pour tout ce qu’elle a donné à la communauté pendant x années, puis lui demander pardon pour les faits précis (qui correspondent à ce qu’elle aura exprimé auparavant), et si tout ne peut pas être dit oralement, lui remettre une enveloppe avec un texte plus complet. »

 

3/ Il semble important que les victimes puissent être accompagnées par des témoins, des personnes de confiance de leur choix.

 

4/La reconnaissance officielle et publique ne doit en aucun cas être l’occasion pour la communauté de se croire « en règle » mais « cette démarche doit seulement « coûter » à la réputation de la communauté, purifier la communauté ». Je cite : « soigner la façade c’est piétiner les victimes »

 

5/ Cette démarche ne peut être que « le début d’un chemin ».

Ainsi il semble important que cette démarche ne soit « pas un petit priou » sans lendemain.

 

Je cite : « Pour que la démarche ne soit pas « on a fait ce qu’il faut, maintenant, on avance », il me semble qu’une telle démarche doit durer. Par exemple, par la célébration régulière de messes à l’intention des victimes de la communauté, intention prononcée à voix haute pendant la messe ; régularité fréquente pendant 1-2 ans, puis par exemple, par l’institution d’une journée de pardon, une sorte de Yom Kippour, qui pourrait précéder la fête de la fondation de la communauté et qui serait une écharde dans la chair pour gifler la communauté, l’empêcher de se glorifier, de se surestimer, de se vanter de sa beauté et de sa fécondité. »

 

 

6/ Mais 2 choses sont sures et partagées par tous :

 

La véracité de la démarche sera tangible si « la culpabilité passe officiellement de la victime à l’abuseur », si la victime est « dé-salie ».

 

« La sincérité de la démarche se mesurera à la capacité de la communauté à aider les personnes victimes à se reconstruire physiquement, psychologiquement, financièrement. »

 

J’achèverai en citant l’étude que j’ai faite de plusieurs lettres : courriers adressés personnellement par l’abuseur à l’abusé, courriers de demande de pardon. Aucune de ces lettres n’a aidé leur destinataire à aller mieux. Pourquoi ? Parce que la reconnaissance de culpabilité de l’abuseur était floue, parce qu’il existait des justifications, parce que l’abuseur s’apitoyait sur la souffrance de la victime sans décrire et rapporter cette souffrance à son propre méfait, parce que les choses n’étaient pas suffisamment précises : il faut une précision au millimètre pour que la victime se sente reconnue et se reconnaisse elle-même dans ce qui est dit. La victime veut être reconnue dans ce qu’elle a vécu, que la vérité soit faite ; mais le retour à sa dignité impose une précision d’horloger quant aux faits, ni en plus, ni en moins. C’est la condition pour qu’elle puisse sortir de la confusion et accueillir la demande de pardon.

A un degré supplémentaire des petits traités de perversité usent des mêmes mots qu’une demande authentique de pardon. Certains cas ont été reconnus par l’Église institutionnelle et ont entrainé des sanctions adaptées.

Ainsi, il n’existe pas de grand panier à victimes. Chaque personne a vécu une histoire particulière parfois encore enfouie par l’impact du trauma, mais que néanmoins elle est seule à pouvoir connaitre.

 

En conclusion, l’organisation d’une démarche collective de pardon semble extrêmement osée et téméraire car son impact peut être catastrophique, tout à fait à l’inverse de l’effet attendu ; en même temps en prenant les mille précautions suscitées il peut, peut-être, un jour, être tentée quelque chose par des personnes particulièrement bien intentionnées et bien formées.

 

Qui ne tente rien n’a rien et nul ne peut s’arrêter en chemin. Nous sommes des chercheurs.