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L’emprise subie

L’emprise subie

Le serpent se mord la queue

 

Nous avons vu, précédemment, comment le mécanisme d’emprise pouvait se mettre en place dans une Communauté.  La question qui nous intéresse ici est : « mais comment s’alimente cette emprise ? », et, « Ne peut-elle pas être démasquée ? »

1/ Les points d’emprise: le décalage avec la réalité.

 

  • Un idéal élevé et le décalage avec la réalité

 

L’idéal élevé, la soif de radicalité, le zèle évangélique et missionnaire peuvent, s’ils ne sont pas suffisamment ancrés dans la réalité, nourrir une sorte d’angélisme. Les arguments seront « ne soyons pas trop raisonnables, avançons dans la foi et dans la confiance des promesses du Seigneur ». Cette conception d’une foi empreinte d’angélisme amène les membres à avancer dans une confiance aveugle envers le supérieur auteur de ces paroles et des directions qui sont ensuite données. Avancer durablement dans une telle conception est dangereuse. Elle a pour conséquence de dépouiller les membres de leur capacité de réflexion et de réactions. « Qui fait l’ange fait la bête » dit le proverbe.

 

  • La course en avant

Le principe de la course en avant, s’il touche un supérieur autoritaire, peut embarquer toute une communauté dans des projets mettant en jeu la pérennité même de la Communauté. En effet, la course en avant consiste en une fuite dans des perspectives d’avenir attrayantes pour ne pas prendre en compte la réalité qui contraint. La laborieuse réflexion sur : les implications pour les personnes, la mise en place de nouvelles structures, les répercussions financières, matérielles, organisationnelles, sera occultée ou vue de manière très superficielle. En effet, dans le cas d’une communauté sous emprise, cette réflexion dérange car elle met en face de la réalité et des responsabilités. Le supérieur autoritaire choisira alors d’évoquer le sujet de telle manière qu’il soit abordé mais surtout pas approfondi. L’annonce d’une nouvelle perspective sera marquée de l’enthousiasme de la nouveauté, mais dégagée de ses implications dans la réalité.

Pour une communauté avide de se nourrir de perspectives heureuses, le message entendu sera « nous avons la solution !»  Il correspondra en effet à l’attente mais sera souvent trompeur car non vérifié dans le temps avec la réalité.

Un enthousiasme surfait peut ainsi se mettre en place et être entretenu.

L’enthousiasme fait courir, et il peut griser.

  • Informations partielles et mensonges en gommant certaines réalités

 

Pour ne pas inquiéter, pour ne pas susciter des réactions, des critiques, et surtout une réflexion, il peut être mis en place une information « épurée ». Il s’agit d’une information qui n’est pas mensongère en elle-même mais qui est tronquée de toute information « qui peut fâcher ».  De plus, en restant positive, l’information alimentera l’enthousiasme et l’angélisme.

2/ Les points d’Emprise : La loyauté inconditionnelle.

  • La confiance aveugle

Nous comprenons alors, comment, par l’effet de séduction et par esprit d’obéissance, des religieux ou membres d’une même communauté peuvent entrer dans une confiance aveugle envers le supérieur. Cette forme de loyauté  inconditionnelle peut aboutir à une perte de l’individualité.  Elle fait perdre la référence à sa propre conscience.

  • Rapidité de l’exécution

Le mécanisme d’emprise peut se manifester également lorsqu’il n’y a plus de temps de recul, d’espace entre le message et l’exécution. Cela s’est vu dans les régimes totalitaires. L’ordre est donné, et il n’est pas question de le contester même si celui-ci « chatouille » la conscience. Par la suite, à force de faire taire la conscience, celle-ci sera étouffée et n’alertera plus.

  • Conception de la dissidence, la peur du conflit

L’espace de la réflexion personnelle, le temps de la confrontation des pensées est nécessaire pour que s’exerce la liberté et le discernement. Que ce soit à un niveau personnel ou à un niveau communautaire.

La juste obéissance nécessite l’exercice d’une réelle délibération. Sinon elle devient aliénation.

Dans une communauté religieuse, la difficulté se révèlera donc lorsque l’expression d’une pensée différente ou d’un désaccord commencera à être systématiquement interprétée comme un manque d’obéissance, de communion ou pire, considérée comme un esprit de division inspiré par le démon.

  • Des engagements dépossédés de leur responsabilité

Il a été vu que dans une communauté, une décision pour une pastorale pour les personnes en difficulté a été prise après une courte délibération des responsables locaux. Quelques temps plus tard, plusieurs de ces responsables se rendent compte de la rapidité de cette délibération. Ils ont donné leur accord mais sans qu’il leur soit donné ensuite la possibilité de suivre l’élaboration du projet et prendre connaissance des implications réelles. Au bout de 2 ans, voyant le projet prêt à démarrer et que les conditions ont évolué et ne sont plus favorables,  les responsables réagissent car ils réalisent les conséquences qu’ils auront à porter de cet accord dont ils se sentent otages. Ils veulent en reparler au supérieur pour exposer leur questionnement, mais celui-ci exprime son mécontentement : « Il y a eu une décision, vous avez donné votre accord il y a 2 ans, c’est faire preuve de désobéissance de la remettre en cause et il ne vous revient pas de donner maintenant votre avis sur une décision qui a été prise légitimement ».

Dans cet exemple, plusieurs difficultés sont à noter : une délibération trop rapide entre la réflexion et la décision, une mise à l’écart du processus de réflexion qui devrait concerner les auteurs de l’accord de départ, un manque de relecture et de rencontres en cours de route, et un refus du supérieur d’entendre un questionnement.

3/ L’alimentation de l’emprise

  • La plainte et la dénonciation

L’état d’esprit mis en place par ce mécanisme d’emprise est celui d’une règle impitoyable : le membre est dans les normes ou il ne l’est pas. S’il se démarque, il est accusé de faiblesse, d’erreur de jugement ou de trahison. L’accusation ne sera pas directe mais sous entendue dans les réactions : On s’offusque de l’attitude du religieux en question ou de sa parole. Dans ce cas, le sentiment qui prédomine est celui de préserver l’ordre auquel on croit et donc d’en faire part au supérieur, pour qu’il rétablisse l’ordre. Inconsciemment, il y a le sentiment d’être « du bon côté », du côté de ceux qui sont « en règle», qui obéissent, et qui sont exemplaires.  Ainsi, les membres eux-mêmes alimentent leur propre aliénation puisqu’ils nourrissent les objectifs du supérieur autoritaire et lui donnent les moyens et les alibis pour intervenir.

Cette dénonciation peut se faire du prieur contre le religieux envers son supérieur, mais également du religieux contre son prieur, envers son supérieur.

  • La nécessaire séduction qui assure la protection

La séduction vient cette fois ci de la part du religieux, qui veut plaire à son supérieur ou s’attirer ses bonnes grâces : Il sait qu’en lui partageant ses plaintes, en lui faisant quelques confidences, et en les regrettant presque d’avoir à les dire, il sollicitera la prise de position et l’intervention de son interlocuteur et se protègera.

Nous arrivons à la prise en charge totale du système pervers par le membre lui-même: – déni de la réalité – délation qui vient effectivement réalimenter l’emprise. C’est le serpent qui se mord la queue et toute la communauté alimente son propre piège.

Dans une communauté, il a été vu du passage du supérieur général, que certains religieux ont exprimé leurs doléances, et notamment, frustrations et incompréhensions envers le prieur ; le prieur n’ayant pas été mis au courant auparavant de ces difficultés. Ces doléances évoquées directement au supérieur général ont alors fait l’objet d’une mise au point envers le prieur, devant la communauté réunie.

  • Le langage binaire

Cet esprit de dénonciation doit se comprendre dans une volonté de maintenir la cohésion du groupe, qui prendra le nom de communion dans une Communauté. L’expression d’une pensée différente sera considérée comme une atteinte à la cohésion du groupe et donc vue comme un danger. D’où le refus de conflit et le système de répression, alimenté par les membres eux-mêmes mais opéré par le ou les supérieur(s).

Cette conception de la Communauté peut être aussi alimentée par un langage binaire de bien et de mal : d’un coté les bons, d’un autre coté les méchants.

Il a été ainsi vu dans une communauté, que  le responsable général s’exprimait dans ce langage binaire, avec des expressions telles que : « bon, mauvais », «  choix de vie, choix de mort», « bouteille à moitié pleine, à moitié vide ». Habituée à ce type de raisonnement, la communauté adopta ainsi la pensée du supérieur. Il en résulta entre autre, que les membres qui avaient quittés la communauté furent considérés comme des « infidèles » et ceux qui demeuraient dans la Communauté, comme les seuls sur le droit chemin, c’est-à-dire les « fidèles ». Le nombre important de profès qui ont quittés, au bout de nombreuses années d’engagement, la Communauté aurait pourtant dû alerter les consciences. La non-réaction des membres montre l’emprise du raisonnement.

  • De la dénonciation à diabolisation.

Lorsqu’un esprit de plainte et de dénonciation est mis en place, la diabolisation des avis divergents n’est pas loin. Les réactions de résistances seront dénoncées comme des manœuvres de destruction et seront diabolisées. Comment cela se fera-t’il ? Rarement de manière directe, mais plutôt de manière indirecte, par insinuation : « ceux qui disent cela se trompent, la vérité est celle-ci. Attention, le démon est menteur ». Dans ce genre de langage, l’implication n’est pas directe, mais deux phrases sont juxtaposées et rendent implicite le lien : ceux qui disent cela, sont du coté du démon.

 

  • La répression et la peur

Si les membres ont peur de s’exprimer ouvertement, librement, cela peut manifester la peur de représailles. Cela doit pouvoir se comprendre avec le devoir d’une loyauté inconditionnelle. Si il n’est pas permis de s’exprimer différemment, il y a forcément l’exercice d’une répression. Comment peut s’exercer cette répression ?

  • Elle s’exercera par le supérieur et ses relais.
  • Elle pourra s’exprimer envers tel religieux par des reproches directs, des humiliations, ou par le retrait de responsabilités.
  • Le ton pourra être autoritaire.
  • Le contenu pourra être culpabilisant, rappelant le devoir d’obéissance et de confiance.

Elle peut aussi s’adresser à une personne ou à un groupe mais par le biais d’une mise en garde faite à toute la communauté. Cette manière de faire est perverse, car elle nourrit la division. Les membres non concernés seront amenés à dénigrer, inconsciemment, les membres remis en cause devant tout le monde.

« Toutes ces petites paroles qu’on entend au fil des formations, des assemblées, des retraites et autres, semblent anodines, mais elles ferment les portes, elles mettent des rails, elles interdissent d’autres perspectives, elles donnent l’impression d’être hors du troupeau – et donc de l’Eglise et de la volonté de Dieu – si tu envisages de penser autrement. Le tout avec humour et ironie… »

Il peut s’agir aussi d’une manière de parler qui emploie des parades justifications–anticipations. Si par exemple, le supérieur-autoritaire a eu connaissance d’une critique à son égard, il profitera de son droit libre à la parole et glissera, dans une de ses interventions, une parole où il se justifiera de ne pas être ceci ou de ne pas faire cela. Il le dira sur un ton légèrement offusqué, suscitant ainsi la compréhension. De cette manière, il anticipe sur les conséquences possibles que telle critique se répande. Il fait ainsi son auto-défense de manière très subtile. Il ferme définitivement l’idée de toute critique sur ce sujet. Exemple de phrase parade-anticipation: « N’imaginez pas que je sois libre d’ordonner notre congrégation comme je le souhaite. »

Ce type de répression ou de représailles engendre la peur et nourrit la nécessité de la séduction-dénonciation-protection.

CONCLUSION : Le serpent se mord la queue

Nous arrivons ici à l’enchaînement du cercle vicieux ou spirale infernale: Séduction – emprise – dénonciation.

A la tête : (1) L’autoritarisme du supérieur engendre un (2) légalisme (« bien » contre « pas bien »).  Le légalisme engendre la (3) dénonciation.

La queue se tourne vers la tête : La dénonciation-séduction nourrit la (4) répression du supérieur.

La queue est mordue par la tête : La répression augmente (1) l’autoritarisme.

Et le circuit repart avec plus d’intensité.