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Claire ou le chemin de vie d’une religieuse abusée

J’ai passé quatorze ans dans une communauté contemplative où j’ai subi des abus spirituels et des abus d’autorité importants. Cette communauté, l’endroit choisi pour incarner l’Alliance  avec le Seigneur, est devenue un enfer. Dans ma naïveté, je ne voulais pas partir de moi-même pour ne pas être infidèle à l’engagement pris lors de ma profession religieuse. Je pensais qu’il fallait traverser ce moment de ténèbres, d’anéantissement avec le Christ pour voir un jour la lumière.  Comme le dit le  psaume 22, 4 : « Si je traverse les ravins de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi. » En l’espace de quelques jours, hors de tout cadre canonique, il me fut demandé de partir. J’étais dans la honte, la culpabilité ; ce fut un véritable effondrement : « ma demeure m’est enlevée, arrachée… tel un tisserand, j’ai dévidé le fil de ma vie ; le fil est tranché » Is 38, 12 Ce qui fait le sens profond de ma vie est nié.

Détruite psychologiquement et en état de survie spirituelle, il faut poser une à une les pièces du puzzle qui me permettront de vivre pleinement. Ce travail prend du temps, beaucoup de temps… 20 ans aujourd’hui…

D’abord trouver les conditions matérielles pour exister : travail, logement. Reconstruire une vie sociale. J’ai eu la chance de retrouver des amis proches qui m’ont aidée, qui ont accepté que je n’aille pas bien. D’autres s’éloignent parce que je leur renvoyais un visage de l’Eglise qu’ils ne voulaient pas voir.

Ma recherche spirituelle était toujours là, ma consécration aussi mais elles ne pouvaient se déployer.

La maison intérieure est détruite… la prière impossible…

L’Eglise qui devrait porter la vie de Dieu, devient pour moi un lieu de mort. Je pars sur la pointe des pieds.

Je ne sais plus qui je suis. Je me croyais coupable et la psychologue qui m’accompagne, sensibilisée aux questions d’abus, me dit que je suis victime. On commençait tout juste alors à parler d’abus spirituel. Au monastère, on me disait que rien ne convenait dans ma façon d’être et de faire. Ma parole, mes désirs mêmes spirituels étaient niés. J’étais interdite de parole. Je faisais soit disant le jeu du diable…Pour «survivre»,  je pensais à me jeter dans la rivière en crue….

Un long parcours psychologique de reconstruction va être nécessaire. Il va me permettre de nommer les blessures, d’analyser le passé, et peu à peu d’exister en vérité.

Contre ma volonté et sous la pression, je suis obligée de demander à Rome d’être relevée de mes vœux.

L’icône de la résurrection où le Christ victorieux saisit Adam et Eve m’accompagnait.  Je demandais au Christ de me saisir ainsi pour me faire resurgir dans Sa Vie.

J’approche de l’orthodoxie en participant à un groupe de peinture d’icônes et grâce à un ami moine. Je participe avec joie à la liturgie avec une communauté chrétienne. Je retrouve aussi la tradition de la prière du cœur qui m’est chère. Dégagée de mes obligations professionnelles, je vais vivre près d’un monastère. C’est une étape dans la recherche spirituelle, la prière. Là encore, je vois les problèmes causés par une autorité déviante, mais cette fois c’est « courage, fuyons… » Une autre étape m’attend…

Des symptômes que les médecins ne comprennent pas sont les premiers signes d’une maladie neurologique rare. Incapable de me tenir debout, je marche avec un déambulateur et ne peut plus conduire. Je déménage pour vivre dans un appartement plus « adapté » à mon handicap.

C’est le moment de reprendre contact avec l’Eglise qui vit dans cette ville. C’est une Eglise pauvre. Je retourne timidement à la liturgie dominicale. Le prêtre me propose d’assurer une permanence d’accueil ce qui permet de m’insérer là où je ne connais personne.

Ma vie n’a pas été facile. De diverses façons elle fut traversée par des morts pour peu à peu devenir chemin de vie. Je me reconnais pleinement dans les mots d’Isaïe : délaissée, désolation. C’est au creux même de cette désolation, de cette traversée des ravins de la mort que j’ai essayé de vivre pauvrement une relation d’Alliance, d’amour avec Jésus en m’appuyant sur la Parole et peu à peu, cette terre étrangère devient lieu de bénédiction.

Ma vie est un peu comme celle d’Abraham à qui le Seigneur a dit : « Quitte ton pays et va vers le pays, que je te montrerai. » Ce « quitte ton pays » peut aussi se traduire par « va vers toi-même. » De campement en campement, Abraham alla jusqu’à la terre de la promesse.

Au travers du sacrement des malades, reçu il y a deux ans, le Seigneur me fait la grâce de lui redonner tout mon être avec encore plus de vérité que le jour de ma profession religieuse. C’est un chemin étroit qui s’ouvre, un chemin d’acceptation et de pauvreté…

Maintenant  alors qu’un Autre me met la ceinture pour m’emmener là où je ne voudrais pas aller (Jn 21,18). Je peux dire avec Jésus : « Tu n’as voulu ni sacrifice, ni oblations, mais tu m’as façonné un corps… Voici, je viens pour faire ta volonté » (Heb 10). Au creux de ma faiblesse, de ma vulnérabilité, de mes refus, de mes colères, j’offre ce corps malade pour une Eglise et un monde malades. C’est le sens profond de mon existence. Donner ma vie goutte à goutte… Accepter que la maladie fasse son œuvre en moi pour que la Vie puisse jaillir pour d’autres… Paradoxalement un chemin de liberté, de joie profonde s’ouvre à travers un chemin de perte.

Il a fallu toute une vie pour vivre en plénitude, l’appel entendu jeune.

Cela me donne la certitude que pour chacun, quels que soient les drames vécus, il existe un chemin qui est spécifique, que seul lui-même peut trouver en étant à l’écoute de son cœur profond. Un chemin de Vie…