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L’ emprise

De quoi s’agit-il ? Comment se met-elle en place ? Qui en est victime ? Comment la repérer ?
Le docteur Isabelle Chartier-Siben, psychothérapeute et victimologue, donnait une conférence sur les “mécanismes de l’emprise”, jeudi 12 octobre, à la Maison diocésaine.
Diocèse de Tours
Intervention Tours 10/2023

L’emprise

Docteur Isabelle Chartier-Siben

 

On ne peut pas comprendre ce que sont les abus qu’ils soient physiques, sexuels, psychologiques ou spirituels, si on ignore les phénomènes d’emprise ; car spontanément on se dit que pour se faire avoir comme ça, il faut vraiment être naïf ou débile.

 

Et donc à l’inverse on pourrait penser que si l’on est fort, intelligent, bien formé, on ne risque rien, on ne risque pas de tomber dans le piège d’un prédateur. Que l’on se détrompe, tous les patients que je reçois victimes d’abus étaient au départ des personnes saines ayant souvent de belles aspirations. Je pense que ce qui pouvait les démarquer étaient peut-être une capacité de confiance supplémentaire, une grande générosité, un idéal élevé. Ils ou elles ne voulaient pas de médiocrité,

 

Alors que se passe-t-il ?

A. La mise sous emprise est un processus qui se déroule en plusieurs étapes :

 

1/. On retrouve toujours une accroche de la personne, mais une accroche qui n’est pas saine, qui ne laisse pas libre :

 

Que ce soit :

 

  • La séduction: une personne est en attente de quelque chose de beau, de plein, de vrai, et ce qui va lui être proposé est exactement en adéquation avec ses attentes. Je le sais par des personnes qui ont elles-mêmes exercé cette séduction. Elles apprennent à connaitre la cible et en fonction de son désir elles vont se présenter ou présenter leur cause ou leur aide sous un angle qui correspond au mieux à ce désir. L’abuseur va agir en miroir ou par mimétisme.

La personne ciblée va ainsi se sentir complètement reconnue et en parfaite adéquation avec la personne, la proposition ou le système.

 

  • Une sollicitude extrêmeque l’on peut appeler le bomb loving, la proie est inondée d’amour, elle se sent ainsi reconnue, sécurisée et fera tout pour faire durer cet état ; elle n’a pas conscience de la toile d’araignée affective qui se resserre autour d’elle.

 

  • La flatterie: la personne s’entend dire qu’elle a de super qualités, qu’elle est différente des autres, très attachante …

 

Ainsi à chaque fois ce qui est dit est plaisant à vivre, à entendre et la personne ciblée va facilement se dire que cette rencontre est providentielle, va changer son avenir, va l’aider à se déployer.  La personne se croit reconnue voire aimée pour ce qu’elle est. Elle peut se dire qu’elle n’a jamais vécu pareille relation.

Cela pourrait s’arrêter là. Pour ceux qui aiment la pêche à la ligne, on peut se dire que le poisson a mordu. Mais on sait que la partie n’est pas gagnée.

 

2/. La personne doit ne pas lâcher et c’est ce qui va correspondre à la mise sous dépendance.

 

Cette dépendance est obtenue par différentes techniques :

  • Sollicitation extrême, ainsi la personne se sent indispensable,
  • Échange de confidences, de secrets, la personne se croit très importante,
  • Obligation de promesses, chantage affectif,
  • La personne peut être isolée : la relation doit rester secrète, les amis et la famille doivent être éloignés, la personne n’a plus alors la possibilité d’échanger avec d’autres.
  • Le lien qui unit les deux impétrants est qualifié par l’abuseur d’exceptionnel et prime sur toute autre considération.

 

Ici la personne ciblée perd sa liberté. Cela correspond au poisson qui est ferré, il ne peut plus s’échapper sauf si le fil casse.

 

3/. C’est alors que vont intervenir une alternance de bientraitances et de maltraitances, de valorisations et dévalorisations. Jusqu’alors on a vu que tout était rose, maintenant vont alterner valorisations et dévalorisations ; la personne n’y comprend plus rien, elle croit que c’est elle qui fait mal et qui mérite ce qui lui arrive. Tout était si beau jusqu’alors, ce n’est pas possible que « ce responsable » devienne soudain si méchant ou lui fasse de telles choses.

 

Une alternance de bientraitances et de maltraitances va faire perdre à la personne tous ses repères : repères cognitifs mais aussi repères émotionnels et repères spirituels. La personne ne sait plus où elle en est ; il lui est alors impossible de dire « il est méchant ou il est destructeur » car soudain il est gentil et respectueux. Du fait du caractère imprévisible de la relation il n’y a pas d’adaptation possible. La personne n’y comprend plus rien ; elle ne peut plus se référer à son ressenti intérieur et après un certain temps elle va abdiquer, d’abord un peu et puis complètement puisqu’elle ne peut plus se fier ni à son bon sens, ni à son intelligence, ni à ses sensations, ni à ses émotions.

Ne pouvant plus se fier à elle-même, elle va alors se fier entièrement à l’autre, à l’abuseur.

Un traitement comme cela entraîne une très grande confusion, une perte des acquis antérieurs chez la victime mais aussi des maladies physiques et mentales.


B. La phase installée de l’emprise

 

On va ainsi retrouver un envahissement du psychisme d’un individu par celui d’un autre ou de plusieurs autres.

Cela associe trois mouvements :

1- Une action d’appropriation par l’autre, de vampirisme.

L’abuseur va s’attribuer, va pomper ce qu’il y a de bon et de beau dans la personne

 

2- Une action de domination/soumission

Il n’y a plus égalité de dignité dans la relation

 

3- Une action d’empreinte, marquer l’autre, laisser sa trace, garder à sa disposition   

 

Autrement dit l’emprise va déposséder la personne d’elle-même comme si elle se vidait de son intériorité et il va y avoir en elle comme une injection des pensées de l’autre ; l’emprise c’est comme si on vous vidait la cervelle pour y mettre les pensées, les désirs de quelqu’un d’autre, ou les pensées d’un système. C’est ce que Racamier appelle le décervelage.

C’est le principe du lavage de cerveau. La victime va aller jusqu’à anticiper les désirs de l’abuseur.

 

Cette étape aboutit à une dissociation, une perte d’identité, une dépersonnalisation.

 

Plus la victime est « intéressante », belle et/ou intelligente et/ou riche et/ou vertueuse…, plus l’emprise est importante. Le prédateur a besoin du côté « intéressant » de sa victime pour nourrir son narcissisme dévoyé.

 

Une autre étape survient lorsque l’abuseur s’aperçoit que sa victime commence à lui échapper, il n’hésite pas, dans un premier temps, à tout faire pour la conserver. Il multiplie alors menaces, humiliations et mensonges pour la terroriser et lui faire perdre le peu d’estime d’elle-même qui lui reste. Il l’enferme ainsi dans la honte et la culpabilité, honte et culpabilité qui l’empêcheront de parler et de se faire aider.

 

A un stade ultérieur il fera tout pour s’en débarrasser et la détruire.

 

Au phénomène d’emprise s’ajoutent toujours les conséquences des maltraitances qui réalisent alors le plus souvent un tableau de trauma psychique caractérisé.

 

En conclusion l’emprise correspond à une aliénation mentale, psychologique voire spirituelle qui va altérer le jugement, endormir l’instinct d’autoconservation et annihiler la liberté.