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Presse

FAMILLE CHRETIENNE

Elle soigne les victimes d’abus spirituels

Depuis près de vingt ans, cette psychologue et médecin accompagne des religieux, prêtres et laïcs victimes d’abus spirituels. Avec une seule mission : essayer de les reconstruire.

Isabelle Siben

T.DELSOL- HANS LUCAS POUR FC

 

 

 

Publié le 24/02/2020 à 16:28

 

Vie quotidienne

 

Ils sont des centaines à lui avoir livré leur lourd secret. Des religieux ex-claustrés, d’autres qui ont quitté leur communauté, d’autres encore qui y sont toujours, des prêtres en poste, des clercs reconduits à l’état laïc à leur demande, des laïcs consacrés… Depuis vingt ans, le Dr Isabelle Chartier-Siben, médecin, psychothérapeute et victimologue, écoute et accompagne avec discrétion et professionnalisme des victimes d’abus spirituels commis au sein de l’Église. « On en parle beaucoup aujourd’hui, mais il y a des années que j’en entends parler et que j’en parle », lâche cette chrétienne convaincue, assise dans une salle de l’église Notre-Dame-de-Compassion – la bien-nommée ! – que la paroisse parisienne du 17e met à disposition de son association C’est à dire (voir ci-dessous).

Son parcours

Docteur en médecine et formatrice sur les questions affectives et sexuelles en établissement scolaire, Isabelle Chartier-Siben s’est formée en psychologie, psychothérapie et victimologie après avoir rencontré des élèves maltraités. En 2002, elle crée avec des juristes et des professionnels de la santé C’est à dire, association d’aide aux victimes d’abus physiques, psychiques et spirituels.

Même si elles sont étroitement liées, les récentes affaires d’agressions sexuelles perpétrées par des clercs ont un peu mis de côté cette autre forme d’abus que dénonce avec force le prieur de la Grande Chartreuse, Dom Dysmas de Lassus. Pourtant, leurs conséquences sont tout aussi destructrices. « Les victimes d’abus spirituels présentent les mêmes traumatismes que les victimes d’attentat », rappelle la praticienne qui a reçu de nombreuses personnes touchées directement par les attaques terroristes de 2015. « En général, les patients que je reçois vont très mal. Ils sont au départ dans une grande confusion par rapport à leur histoire. Beaucoup d’entre eux sont sous psychotropes. Et certains sont au bord du suicide. »

Les victimes d’abus spirituels présentent les mêmes traumatismes que les victimes d’attentat.

Dr Isabelle Chartier-Siben

Il faut un œil d’expert pour percevoir avec précision et lucidité les diverses formes que peut prendre cette emprise spirituelle. « On ne peut se rendre compte de la gravité et de l’impact de ces abus si l’on n’est pas formé, assène Isabelle Chartier-Siben. Les sciences humaines ont aidé à prendre conscience de la gravité de ce sujet. » Sans elles, l’Église aurait-elle réussi à prendre la mesure de ces graves atteintes proférées contre ce que l’homme a de plus intime, c’est-à-dire sa conscience et sa foi ? Probablement pas. Si désormais de jeunes évêques « mouillent le maillot », il n’en a pas toujours été ainsi. « J’ai rencontré plusieurs responsables parle passé qui étaient dans l’incapacité de se rendre compte de la gravité de la situation. » Quand ils ne fermaient pas tout bonnement les yeux…

« Toujours du cas par cas »

Que recouvrent au juste ces abus spirituels ? Au cours de ses années de pratique, Isabelle Chartier-Siben a établi trois typologies. Il s’agit d’abord de vertus bonnes qui ont été détournées. « L’obéissance qui se transforme en abus de pouvoir, voire en une forme d’esclavage », telles ces religieuses chargées de servir leur supérieure allongée sur son lit. « L’humilité qui devient humiliation », comme les femmes de cette communauté nouvelle que l’on affame. « La louange qu’on change en acte magique ou qui vise à nier ce que ressent la personne », en l’obligeant par exemple à louer Dieu au moment de la mort d’un proche sans laisser de place au deuil. Ou encore le silence imposé « pour cacher la vérité lors du passage d’évêques ou de visites canoniques, afin de soi-disant préserver «l’équilibre de la communauté» ou ne pas divulguer «les grâces particulières reçues ». Silence imposé également entre les membres de la communauté. »

À côté de ces vertus dévoyées apparaissent des notions complètement inventées pour asseoir l’emprise : la transparence totale demandée par le supérieur avec l’obligation de tout lui dire, « même ce qui relève du secret de l’accompagnement spirituel et du secret de confession » ; le vœu d’unité qui « interdit toute critique du supérieur ou du fonctionnement de la communauté » ; l’ingérence du supérieur dans la vie de prière personnelle « qui sait mieux que la personne elle-même ce qu’elle doit faire, croire et penser ».

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Enfin, la troisième typologie concerne la confusion volontairement provoquée, comme celle entre for interne et for externe, l’utilisation systématique de la prière de délivrance devant toute résistance ou tout questionnement, l’utilisation de menaces spirituelles et le détournement de paroles bibliques pour justifier certaines pratiques. Cette classification ne permet cependant pas d’établir un schéma typique d’abus. « C’est toujours du cas par cas », précise le Dr Chartier-Siben. Idem pour les profils des abuseurs : si de grandes tendances existent (voir encadré), il est difficile de prévoir qui deviendra bourreau…

Ce « cas par cas » nécessite une écoute et un suivi « chirurgical » des victimes pour les aider à se reconstruire. « Plusieurs de mes patients m’ont qualifiée de “chirurgien des âmes et du psychisme” », confie Isabelle Chartier-Siben, qui sera auditionnée le 28 février par la commission Sauvé. La tâche la plus difficile est de faire prendre conscience à la victime des abus qu’elle a subis. « Elle perçoit que des choses anormales se sont passées dans sa communauté ou qu’elle a été manipulée, mais elle reste toujours sous emprise. » Souvent, d’ailleurs, elle ne dit pas tout lors des premiers entretiens, car « l’interdit de parler fait partie du système de l’abuseur ». Progressivement, la psychothérapeute va s’employer à déconstruire l’emprise. « Le système abusif a été intériorisé par la victime. Il faut pouvoir le nommer pour l’extraire. » Vient ensuite l’étape de la reconstruction avec l’attribution qui vise à aider la victime à comprendre comment elle en est arrivée là.

Pour que de tels faits ne se reproduisent plus, le Dr Chartier-Siben travaille avec des maîtres des novices et des prieurs de communautés « qui fonctionnent bien et qui veulent se former pour éviter de telles déviances », mais également avec « des responsables de communautés en difficulté qui désirent reprendre un fonctionnement respectueux des personnes ». Son association donne aussi des formations pour aider à comprendre le phénomène des abus spirituels. « C’est tous ensemble, unis et formés, que nous réussirons à éviter que cela ne recommence. »

Les profils des abuseurs

Les individus perpétrant des abus spirituels ne présentent pas tous le même profil.

Selon Isabelle Chartier-Siben, on trouve d’abord de « bonnes personnes au départ » qui, faute d’expérience humaine et spirituelle, glissent progressivement vers une situation d’abuseurs par « goût du pouvoir, à cause d’une réussite ou parce qu’elles sont satisfaites d’être dans une position en vue ». Progressivement, elles prennent goût à cette situation jusqu’au premier mensonge « qui va les enfermer et les empêcher de faire machine arrière ».

Le second profil d’abuseurs est malheureusement plus connu : présentant une faille affective et sexuelle, ceux-ci vont exploiter les autres pour combler cette faille.

L’existence de statuts reposant sur une théologie déviante ou dépourvue de contre-pouvoirs facilite le passage à l’acte des abuseurs.

 

Antoine Pasquier

 

Dérives sexuelles et manipulations : L’Église catholique se remettrait-elle en cause aujourd’hui ?

 

 

 

« Oui mais pas depuis très longtemps » avoue le docteur Isabelle Chartier-Siben, dans un

murmure. Chrétienne, psychothérapeute et victimologue, elle officie discrètement depuis vingt ans auprès de personnes victimes d’abus physiques, psychiques ou spirituels commis notamment au sein de l’Église catholique : « On savait que j’existais mais on ne voulait pas m’entendre ». Dans les années 2000, elle est l’une des premières à parler aux évêques de la réalité immorale et presque inavouable de la situation. Mais à l’époque elle « hurlait dans le vide ». Aujourd’hui la tâche est incommensurable. La rencontre se fait dans les sous sols de la petite chapelle de l’église Notre-Dame-de-Compassion dans le 17ème arrondissement de Paris. Un lieu dont le nom s’harmonise tout à fait avec l’histoire d’Isabelle Chartier-Siben. Docteure en médecine depuis 1987, elle se spécialise en pathologie des voyages avec l’intention de couvrir avec son mari des missions humanitaires. La vie en décidera autrement et transformera cette aspiration en des pèlerinages intérieurs où elle se met à explorer les profondeurs de la psyché humaine. 

 

 

« Mon temps est 100% bénévole »

 

 

Elle se lance dans des études de théologie et intègre un centre de malades atteints du sida. Elle acquiert une expérience qui la mènera, à la demande de plusieurs établissements scolaires chrétiens, sur le chemin de la prévention des conduites à risque : bizutage, drogue, suicide, sida et devient comme elle le déclare avec humour « la spécialiste du zizi chrétien ». Elle se confronte alors aux révélations et aux drames de la maltraitance intra-familiale. Des jeunes se confient et elle découvre la réalité d’une violence qui laisse brisés de nombreux jeunes abusés. Pour pouvoir les aider, elle suit alors un cursus universitaire en victimologie et droit des victimes et crée en 2002, avec un ami psychiatre, l’association C’est à dire, une association laïque loi 1901 dont elle assure la présidence. Ils vont, ainsi pallier le manque de structures d’accueil et de prises en charge de ces victimes, sans argent, qui ne peuvent emprunter pour soigner leur détresse la carte vitale de leurs parents. Elle les oriente vers des associations d’aides existantes mais aussi vers la police et les urgences médico-judiciaires lorsque cela est nécessaire. Elle apporte aide et soutien bénévolement aux cas les plus douloureux. L’association se fait discrète, mais les personnes arrivent petit à petit par le bouche-à-oreille. Et puis un jour, une première religieuse se présente, une soeur abusée psychologiquement qui vient juste de sortir d’une communauté catholique, « mais nous étions prêts à accueillir ces religieux démunis » raconte Isabelle Chartier-Siben.

 

 

Engagée dans l’Église et au contact de communautés religieuses, elle avait déjà pris conscience dans les années quatre-vingt-dix de l’existence au sein de ces communautés « d’un grave problème sémantique entre psychologie et foi ». Sa relation à Dieu, sa soif d’apprendre et son engagement la poussent, une fois encore, en 1997, à s’investir dans des études de psychologie en thérapie comportementale et cognitive et autres approches thérapeutiques.
Aujourd’hui cent pour cent de son temps est bénévole et les trois quart sont consacrés à des victimes d’abus au sein de l’Église catholique. À l’association C’est à dire, une dizaine de spécialistes travaillent en réseaux, psychiatre, théologien, avocat, juriste en droit civil, pénal et canon. Par mesure de sécurité, elle ne citera pas leurs noms, car si elle se réjouit aujourd’hui que les choses bougent et que la parole se libère sur les abus sexuels en général, elle a toujours préféré assumer seule la représentation de l’association : « On a oeuvré dans le silence pendant des années, j’ai eu peur plusieurs fois de me faire assassiner. J’ai donc préféré porter seule cette responsabilité, je ne voulais pas engager les autres sur ce chemin-là. Une peur légitime ? : Oui, quand vous touchez à des réseaux pédophiles vous risquez votre peau. » 

 

 

« Ma priorité, ce sont les patients »

 

 

Si cette thérapeute, spécialiste des abus physiques, psychiques et spirituels n’est apparue que depuis deux ans dans le paysage médiatique, c’est aussi pour préserver ses patients et sa capacité de soin. « J’ai marché sur la pointe des pieds pendant des années pour que l’on m’envoie les religieux qui en avaient besoin et pour que ceux qui quittent une communauté aient accès à une aide. Ils ont besoin qu’on les comprenne. Comme le précise Isabelle Chartier-Siben, « je ne suis pas contre l’Église, je fais partie de l’Église, il n’y a pas que des abuseurs, il y a aussi des perles et des Saints .» Elle est interviewée en 2018 dans le documentaire de Jean-Claude Duret « Emprise et abus spirituel ». Elle participe en janvier 2019 à la mission commune d’information du Sénat concernant la répression et l’infraction sexuelle sur mineurs. Et enfin, elle s’est exprimée à la CIASE, la commission indépendante présidé par Jean-Marc Sauvé, vice-président honoraire du Conseil d’État sur les abus sexuels dans l’Église catholique. Cette commission a été missionnée en novembre 2018 par Mgr Georges Pontier aujourd’hui vicaire au sanctuaire Saint-Jérôme à Toulouse et à l’époque, président de la CEF, la conférence des évêques de France et Soeur Véronique Margron, présidente de la CORREF, la conférence des religieux et religieuses de France.

 

 

 

A partir de 2015, l’association la Parole Libérée qui a complètement changé le paysage chrétien a servi de déclencheur. Et pour Isabelle Chartier-Siben, le mouvement MeToo a aussi permis aux religieuses d’ouvrir les yeux. Pourtant, cela faisait longtemps déjà, que certains de ses patients, s’étaient regroupés en collectifs, pour dénoncer auprès des instances ecclésiales les abus qu’ils avaient subis. La conférence des évêques de France, la CEF avait déjà entre les mains de nombreux dossiers. « L’Église est foncièrement en tort et a protégé les abuseurs au nom de la miséricorde, notion évidemment bonne en certaines circonstances mais qui, ici, ne pose pas d’interdit » s’irrite Isabelle Chartier-Siben. Aujourd’hui de nombreux évêques prennent d’avantage conscience : « certains maintenant me soutiennent et m’envoient les cas les plus lourds ». Elle confesse, qu’il lui faut être bien enracinée dans la foi pour supporter ce qu’elle entend. Sans parler de la pédophilie, elle traite toutes les combinaisons d’abus sexuels : « homme sur homme, homme sur femme, femme sur femme, femme sur homme. »

 

 

Après vingt ans à écouter des victimes, cette chrétienne pressent aujourd’hui que la prochaine vague médiatique concernera les abus spirituels. En milieu religieux, le processus de l’agression physique relève d’abord d’une mise sous emprise puis d’un abus d’autorité combiné à un abus spirituel, « Une intrusion mentale et émotionnelle qui touche la plus grande profondeur de l’être, Dieu étant plus intime que l’intime même. » Selon-t-elle. Cela provoque de véritables traumatismes psychologiques avec parfois de graves amnésies et implique un long parcours de reconstruction : admettre l’emprise pour s’absoudre de la pensée de l’abuseur et retrouver ses propres émotions, sa liberté de penser, de s’exprimer et de vivre. Après une agression, le silence peut s’avérer très destructeur. Dans le cas d’un enfant, « plus vite, il parlera, plus grande sera sa capacité de résilience précise la thérapeute. En gardant le silence, la dissociation s’installe et il interprétera toute l’existence à l’envers. Il n’attribuera pas la responsabilité de ce qui lui est arrivé à son agresseur et se construira dans la honte, la culpabilité et le manque de confiance. » A 61 ans, Isabelle Chartier-Siben se rend disponible jour et nuit pour ses patients. « Ils se retrouvent sans repère. Cela peut provoquer une telle tension intérieure qu’ils sont souvent au bord du précipice avec des crises d’angoisse, de colère et de dépréciation de soi »

 

 

Savoir écouter et comprendre la victime est la première étape. Qui était elle avant de faire ses voeux ? D’intégrer une communauté en tant que laïque consacrée ? Ex-étudiante, jeune cadre, employée, chômeuse ? Lui a-t-on laissé le temps de bien discerner sa vocation, « de vivre à l’intérieur d’elle sa relation à Dieu ? Ou comme le souligne Isabelle Chartier-Siben a-t-elle subi un recrutement vocationnel « identique au recrutement fait par Daech » ? Certaines précise la thérapeute, « ont quitté la communauté depuis longtemps, n’ont rien construit et viennent de réaliser ce qui leur est arrivé en lisant un témoignage identique à ce qu’elles ont vécu. D’autres partent de la communauté avec l’accord du responsable parce qu’elles sont trop abîmées, ou sortent d’un séjour en hôpital psychiatrique ». Aujourd’hui, des communautés entières seraient sous psychotropes avec ou sans prescription médicale.

 

 

Une Église dysfonctionnelle « beaucoup de congrégations sont en demande » 

 

 

Informer et faire de la prévention sont aussi les objectifs de l’association C’est à dire. Il est urgent et indispensable de faire la lumière sur l’ampleur et les causes de cette emprise qui sous-tend tous ces abus. Beaucoup de communautés se sont rendu compte de leurs dysfonctionnements et des responsables se remettent actuellement en question. L’association les accompagne par le biais de conférences pour les aider dans cette prise de conscience et les mener vers un chemin de vérité. « Aujourd’hui, beaucoup de congrégations sont en demande » précise Isabelle Chartier-Siben.

 

Cette battante, à l’apparence toujours souriante reste très consciente du travail qu’il reste encore à effectuer. « Quand on a vécu dans un système dysfonctionnel pendant des années le travail est immense. Il faudrait presque détricoter avec chaque personne la mécanique qui les enferme pour leur ouvrir les yeux. C’est très très lourd ! Il faut savoir écouter car elles peuvent nous amener dans leurs fractures et dans leur douleur ». Certaines communautés nouvelles seraient encore hermétiques à la moindre remise en cause, mais l’Église dans son ensemble aurait, elle, commencé à travailler. « Les diocèses veillent aujourd’hui à la formation des séminaristes et plusieurs communautés nouvelles ou plus anciennes sont en restructuration. Des ateliers de discussion sont organisés et de véritables réflexions sont menées entre des religieux et avec l’aide d’intervenants extérieurs. » détaille la thérapeute. Les abus spirituels sont majeurs et « certaines belles notions chrétiennes comme le don de soi, qui devraient amener les personnes à un véritable épanouissement peuvent être interprétées de façon déviantes et dévaster les personnes, expose Isabelle Chartier-Siben. L’obéissance peut se transformer en esclavage, l’humilité en humiliation ». Elle déplore une grande perversion au niveau de l’enseignement même : « Comment peut-on s’éloigner à ce point-là d’une théologie vertueuse ? » L’exemple récent, le plus diabolique est la justification des agressions sexuelles par « le système des frères Philippe » qui a détourné la sexualité vécue comme oblative de la religion catholique, « en une extériorisation dans la relation à l’autre donnant l’autorisation de se donner à tous ». Aujourd’hui, elle croit toujours aux sacrements de l’ordre et à la fécondité des communautés religieuses mais, avoue avoir travaillé pendant longtemps dans « la patience, l’humilité et sans observer de changement visible dans le fonctionnement ecclésial. » 

 

Par Sandrine Plaud 

 

(illustration : docteur Isabelle Chartier-Siben – DR)

LA CROIX

 

Abus dans l’Église, les communautés face à la trahison des fondateurs

Analyse 

Les frères de Saint-Jean vont aborder le délicat rapport à leur fondateur défunt, accusé d’abus sexuels sur des femmes, au cours du deuxième volet de leur chapitre général qui s’ouvre ce mardi 22 octobre.

Comme le père Marie-Dominique Philippe, de nombreux maîtres spirituels de ces quarante dernières années ont trahi la confiance de leurs disciples.

  • Céline Hoyeau, 
  • le22/10/2019 à 06:48 
  • Modifié le22/10/2019 à 12:43

Lecture en 5 min.

 

Célébration des vêpres chez les frères de Saint-Jean, au prieuré Notre-Dame de Rimont, à Fley (Saône-et-Loire), en mars 2018.ARNAUD FINISTRE/HANS LUCAS

 

 

« Encore un ? Pas lui… » « C’est tellement difficile à croire. » « Marre de vos exagérations ! » « Ça n’en finira donc jamais… » Chaque nouvelle révélation suscite sidération, déni, désarroi et tristesse parmi les catholiques. Depuis quelques années, beaucoup de grandes figures qui furent considérées comme des maîtres spirituels et/ou des fondateurs de communautés nouvelles, clercs ou laïcs, semblent tomber les unes après les autres, à mesure que les victimes parlent. Ephraïm, Thierry de Roucy, Marie-Dominique et Thomas Philippe, sœur Alix, Mansour Labaky, Bernard Peyrous, André-Marie Van der Borght, et encore récemment Georges Finet, Jacques Marin…

Le choc est d’autant plus violent que, pendant longtemps, ces hommes et ces femmes qui ont émergé dans ce qu’on appelait « le nouveau printemps » de l’Église furent pour beaucoup « la référence ». Attirant à eux des milliers de personnes, entraînant des conversions par leur prédication, suscitant des vocations. L’envers du décor est en revanche tissé d’abus de toutes sortes, spirituels et souvent sexuels. Comment est-ce possible, alors que par ailleurs leurs œuvres perdurent pour la plupart avec de belles réussites ? La question est douloureuse pour ces communautés qui mènent un travail de relecture ou de refondation.

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Il faudrait bien sûr interroger la singularité de chaque parcours. Mais n’y a-t-il pas aussi des causes communes à cette terrible loi des séries ? Le contexte des années 1970-1980 a été déterminant. Les catholiques souffrent alors de la sécularisation et de l’effacement du religieux dans la société. « Ils sont en attente d’une manifestation forte du sacré, d’une esthétique puissante, d’êtres d’exception », relève le dominicain Gilles Berceville, qui enseigne la théologie spirituelle à l’Institut catholique de Paris. Des repères rassurants, structurants, également.

« Des garants contre un catholicisme un peu déviant »

Au lendemain de Vatican II, beaucoup ne se retrouvent pas dans l’Église post-conciliaire. De nombreux prêtres et religieuses sont partis, le catholicisme semble s’être dilué dans l’engagement sociopolitique, les paroisses se sont vidées, livrées à des expérimentations liturgiques plus ou moins heureuses. « Il faut se rappeler l’époque !, confie un frère de Saint-Jean. C’était des années où il était difficile de trouver des référents à l’aise avec le magistère et la tradition… »

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C’est dans ce contexte de « grand malaise » qu’émergent des communautés nouvelles valorisant l’émotion. « Un vent soufflait dans l’Église, dans un tel contraste avec les paroisses ! De beaux chants, de grandes adorations… », rappelle Yann Vagneux, aujourd’hui prêtre des Missions étrangères de Paris en Inde, après avoir été membre de Points Cœur de 1996 à 2002. Fondées par des personnalités charismatiques, ces communautés sont alors vues comme des « planches de salut ». « Ces fondateurs ont pu apparaître comme des garants contre un catholicisme progressiste trop horizontal et un peu déviant », analyse le dominicain Henry Donneaud, qui a suivi la communauté des Béatitudes dans sa réforme ces dernières années.

« C’était Yalta, notre jeunesse ! »

Si chacun a sa personnalité et sa trajectoire propre, la plupart de ces fondateurs sont influencés par le Renouveau charismatique et se présentent comme prenant leurs intuitions directement du Saint-Esprit. « Ils apparaissent à la fois comme très humbles et tout à fait assurés de posséder la vérité », analyse le père Berceville. Ils deviennent « le père », « le berger »… « Il n’y a plus de distance entre le Père céleste et eux, analyse le père Vagneux. Le Renouveau charismatique inspiré du pentecôtisme évangélique propose une expérience de Dieu immédiate, qui fait fi des médiations ecclésiales et humaines. Mais cette tentation évangélique nous a fait perdre la grande spiritualité chrétienne qui est celle de la patience, du quotidien. »

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Personnalités fortes, souvent brillantes, les fondateurs attirent à eux de nombreux jeunes, assoiffés d’absolu, aspirant à mettre Dieu au centre de leur vie, et s’appuient sur leur générosité. « C’était Yalta, notre jeunesse ! On avait 20 ans, on se partageait le monde, on allait sauver l’Église », se souvient Yann Vagneux, envoyé par Thierry de Roucy en Inde pour créer un Point Cœur à Madras.

Ils savent s’entourer de disciples admiratifs et écarter les personnalités trop indépendantes. « Nous étions des miroirs complices, leur reflétant l’image d’êtres saints, intelligents, uniques dans l’Église, et en cela, nous avons eu notre part de responsabilité,reconnaît Yann Vagneux. Car quand on s’entoure de miroirs, il n’y a plus de regard extérieur, et donc tout est possible. Saint Augustin dit que le premier péché est l’orgueil et sa première manifestation, qui va toucher la partie basse, la sexualité… »

Saints ou pervers ? « Au départ, quelques-uns avaient certainement un juste désir de servir le Christ mais ils avaient une inexpérience humaine et spirituelle tragique et ont fait preuve d’un arrivisme considérable : on leur servait les meilleurs plats, on leur réservait la meilleure chambre… Ils se sont laissés prendre par la réussite et le pouvoir sans se rendre compte des efforts de sagesse et d’ascèse qu’il faut déployer pour vivre une vraie humilité. Ils ont oublié la Croix, n’ont pas su gérer leur ascension sociale et ont dérapé psychiquement et spirituellement », souligne la psychothérapeute Isabelle Chartier-Siben.

Une personnalité scindée

Pour d’autres fondateurs, en revanche, ce n’est pas un dérapage, mais le fait d’une personnalité scindée. Ceux-là ont souvent navigué dans plusieurs communautés, avant de fonder la leur, sans faire vraiment l’expérience de l’obéissance. Et l’on constate chez eux, dès le départ – comme Thomas Philippe condamné dès 1954 par Rome, et qui a récidivé par la suite –, « une faille dans l’affectivité et la sexualité, voire une perversion qui a basculé dans la manipulation et l’exploitation des personnes dans la jouissance de la transgression et de la toute-puissance », selon Isabelle Chartier-Siben, qui a créé C’est à dire, l’association d’aide aux victimes d’abus physiques, psychiques et spirituels.

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Au fond, les chrétiens étaient-ils assez préparés à réagir à ces abus quand des prêtres les commettaient ? Ces personnalités manipulatrices, d’autant plus intouchables qu’elles se réclamaient du pape Jean-Paul II ou de la mystique Marthe Robin, ont souvent exploité l’immaturité et la naïveté des croyants. Le père Donneaud pointe ainsi une conception erronée de l’autorité du prêtre ayant conduit à « une absence d’esprit critique » et à « la paralysie des défenses ». « Les victimes se disaient : “C’est peut-être moi qui me trompe… Il a peut-être des raisons que je ne connais pas. Qui suis-je pour remettre en cause ses paroles ?” »

À cela s’ajoute l’absence de contre-pouvoirs. Ces fondateurs ont recréé une Église parallèle, en vase clos – avec l’idée que personne, pas même les évêques qui « n’avaient pas le niveau », ne pouvait comprendre leurs intuitions en dehors de la communauté – sans s’appuyer sur la sagesse des grands ordres, forgée au creuset de siècles de tradition, ni sur le droit canonique.

Pas de contrôle extérieur

Pas de contre-pouvoir en interne, et pas de contrôle extérieur. Les évêques ont pour la plupart laissé faire. Soit qu’ils voyaient d’un mauvais œil ces communautés nouvelles, enviant leurs nombreuses vocations, soit qu’ils les admiraient aveuglément. Et ceux qui ont essayé d’intervenir n’y sont pas parvenus, les fondateurs passant outre, jouant de leur statut canonique flou et bénéficiant d’appuis à Rome.

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On reconnaît l’arbre à ses fruits, disait-on. « Ainsi on a justifié de les laisser faire, ajoute Yann Vagneux. Benoît XVI, parlant des Légionnaires du Christ et des crimes de Marcial Maciel, a eu le courage de rompre avec l’idéologie du nombre qui peut cacher de grands mensonges car il connaissait l’envers du décor. » Les questions que posent aujourd’hui ces révélations sont immenses et l’Église n’en est qu’au début.

LA CROIX

 

 

Débats

 

 

 

« Face aux abus sexuels dans l’Église, ni abus de silence, ni abus de transparence »

En 2002, Isabelle Chartier-Siben, médecin, psychothérapeute et victimologue, a créé avec des psychiatres, des juristes et d’autres spécialistes une association d’aide aux victimes d’abus physiques, psychiques et spirituels.

Alors que les évêques viennent d’annoncer la création d’une commission d’enquête sur les abus dans l’Église, cette médecin, psychothérapeute et victimologue, explique les enjeux d’une parole la plus ajustée possible pour éviter amalgames et confusion.

  • Recueilli par Céline Hoyeau,
  • le07/11/2018 à 19:28
  • Modifié le09/11/2018 à 11:15

Lecture en 4 min.

Isabelle Chartier-Siben, médecin, psychothérapeute et victimologue. / Source : Isabelle Chartier-Siben

 

 

La Croix : La parole se libère de plus en plus autour des abus sexuels dans l’Église.Certains se demandent pourquoi l’on « ressort ces vieilles histoires » quand les prêtres sont morts…

Isabelle Chartier-Siben : Les prêtres sont morts, mais les victimes sont vivantes ! Il s’agit de leur redonner une capacité de vie. Bien sûr, il faut aussi respecter la mémoire des morts, et donc faire une enquête très sérieuse.

Quand le prêtre incriminé a été très admiré de son vivant, mieux vaudrait aussi ne pas rendre publiques les plaintes avant d’avoir au préalable regroupé les personnes de son entourage, qui faisaient partie de ses soutiens inconditionnels, pour les informer, en leur lisant les témoignages des victimes par exemple… Car elles risquent, si elles découvrent brutalement cette information dans la presse, de ne pas y croire et de vouloir défendre sa mémoire.

Après avoir été dans un excès de silence, on tombe dans un excès de transparence.

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Quand le prêtre est vivant, comment éviter le risque de suicide que peut susciter une mise en cause ?

  1. C.-S. : Je constate, chez certains de mes patients, qui ont eux-mêmes été agresseurs, qu’ils sont capables d’assumer leurs responsabilités si les choses sont dites avec une extrême précision. Ils sont prêts à se dénoncer quand ils ont bien identifié leur niveau de responsabilité, qu’on ne leur en met pas plus ni moins sur le dos. Ce qui tue, c’est la confusion et la peur. C’est le fait d’être très précis qui évite d’être dans la confusion et permet aux personnes d’assumer leurs responsabilités sans être dominées par l’angoisse.

Certains de mes patients font aussi l’objet de rumeurs et d’amalgames. Prenons garde, dans le climat actuel, surchauffé sur ces questions, de ne pas ajouter de victimes aux victimes ! En quelques mois on est passé d’une connaissance personnelle, chacun savait dans son coin (et en particulier la multitude des victimes le portait en elle plus ou moins consciemment) à une reconnaissance collective et sociétale de la gravité des abus sexuels.

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Le risque aujourd’hui est dans la confusion. Confusion entre pédophilie et actes à connotation sexuelle entre majeurs. Confusion entre relation sexuelle entre adultes librement consentie, atteinte sexuelle, agression sexuelle ou viol. Confusion entre ce qui est de l’ordre du jugement moral, de la discipline de l’Église et de la condamnation pénale.

Comment éviter les amalgames ?

  1. C.-S. : Le degré de gravité est lié à plusieurs facteurs : l’âge d’abord (une seule atteinte sexuelle sur un enfant, même fugace, sans pénétration, une fois, peut suffire à provoquer le drame, et la blessure peut se réactiver à l’identique des décennies plus tard, ce que l’entourage a beaucoup de mal à comprendre). Mais aussi le degré d’emprise. Chez l’enfant, on ne parle même pas d’emprise puisque, en dessous de la majorité sexuelle, fixée à 15 ans, l’enfant est considéré comme n’étant jamais consentant à tout acte à connotation sexuelle, jamais responsable, et encore moins coupable. Rien en lui, quoi qu’il en soit, n’a pu susciter le désir de l’autre. C’est le désir de l’autre qui est déviant ; la pédophilie est une perversionindépendante de la continence ou à l’inverse de l’hypersexualité de l’auteur.

En revanche, le phénomène d’emprise existe pour l’adulte. Dans l’Église, les abus sexuels sont également des abus spirituels, c’est ce qui démultiplie leur gravité : au nom d’une autorité spirituelle ou dans un contexte spirituel, des maltraitances sexuelles sont perpétrées. Cela a d’ailleurs, à mon avis, certainement participé à la déchristianisation du monde occidental, par atténuation voire suppression de la capacité d’une relation à Dieu.

Lorsque de tels actes arrivent aujourd’hui, les communiqués publiés par les diocèses évoquent des « gestes déplacés » ou « inappropriés ». Que pensez-vous de cette terminologie ?

  1. C.-S. : Cela participe là encore à la confusion. Avec ces termes, on ne sait pas où on se situe. Il faut dire exactement ce qui s’est passé. Et si on ne sait pas comment dire, par pudeur ou respect de la présomption d’innocence, il faut s’en tenir aux classifications juridiques : est-ce de l’ordre de l’atteinte sexuelle, de l’agression (une atteinte sexuelle avec violence, contrainte, menace ou surprise), du viol (quand il y a pénétration de quelque nature que ce soit), de l’exhibitionnisme (lorsqu’il n’y a pas de contact) ? Préciser cela est déjà plus respectueux des personnes auxquelles on s’adresse et du clerc incriminé lui-même… Cela évite de s’imaginer toutes sortes de choses.

Vous avez fondé une association « C’est-à-dire » qui accompagne des victimes. La parole est-elle toujours salutaire ?

  1. C.-S. : Ne pas dire, c’est choisir de garder une tombe vivante ou une bombe en soi. Mais dire peut, dans certains cas, renouveler le traumatisme, voire l’aggraver. Après avoir parlé la personne peut ressentir un immense soulagement, que les faits soient reconnus, être enfin entendue dans sa souffrance, être libérée de ce poids infini qui pèse en elle et la détruit depuis tant d’années. Mais en même temps la vie s’est construite brinquebalante et douloureuse avec et autour ou à côté de ce trauma psychique. Donc la libération de la parole peut créer un vide intérieur très déstabilisant.

Pour sortir de cette ambiguïté de la parole, il faut encourager à dire, mais dans un cadre spécialisé. Cela n’est pas inné, ni ne relève même d’une formation habituelle à l’écoute. Il faut des thérapeutes ayant une très bonne connaissance de ce qu’est le trauma psychique et de ses conséquences. Le professeur émérite de psychiatrie Louis Crocq explique bien que ce n’est que lorsque la parole va servir, va permettre au trauma d’être intégré à la vie, à l’être même de la personne, que peuvent poindre les bénéfices d’une liberté retrouvée.

LA CROIX.

 

Religion

L’écoute des victimes de pédophilie, nécessaire à tout âge

À Lyon, le cardinal Philippe Barbarin réunit lundi 25 avril à huis clos les prêtres de son diocèse pour faire le point sur la suite des affaires de pédophilie qui secouent l’Église. Des plaintes parfois très anciennes sont remontées. Un passé douloureux qu’il est vital pour les victimes d’entendre et de reconnaître.

  • Céline Hoyeau, 
  • le 24/04/2016 à 17:54 
  • Modifié le 25/04/2016 à 10:45

Lecture en 5 min.

Pour la psychothérapeute Isabelle Chartier-Siben, « si les personnes âgées se mettent à parler, elles autoriseront la parole de tous »./PHOTOGRAPHEE.EU – FOTOLIA

 

 

 

 

Les faits remontent à plus d’un demi-siècle. Le prêtre coupable est mort depuis longtemps. Et pourtant. En 2010, Jean-Pierre Martin-Vallas, retraité de 72 ans, a éprouvé le besoin de parler des attouchements qu’il a subis de la part du Père L., alors qu’il était élève du petit collège jésuite Saint-Louis de Gonzague (Franklin), à Paris. Blog, lettres à la Compagnie de Jésus et à Rome, courriels adressés aux anciens élèves de Franklin et aujourd’hui témoignage dans les médias : depuis six ans, il remue ciel et terre pour que les jésuites reconnaissent ce qu’il a subi, recherchent d’autres éventuelles victimes et fassent « toute la lumière ».

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« Le temps ne change rien au traumatisme »

Mais pourquoi exhumer ces « vieilles histoires » ? À quoi bon « ressasser » ce passé douloureux, intime, surtout quand l’agresseur est mort et les victimes désormais âgées ? Ces questions, beaucoup de catholiques se les posent, s’en agacent même, alors que les témoignages paraissent les uns après les autres dans les médias depuis que l’association des victimes du P. Bernard Preynat créée en décembre à Lyon a voulu « libérer la parole »

« Ces questions sont tout simplement insoutenables pour des victimes d’abus sexuels », affirme Isabelle Chartier-Siben, médecin, psychothérapeute et victimologue pour qui elles témoignent d’une ignorance complète de ce qu’est un traumatisme psychique : « Contrairement à la souffrance du deuil, qui va en s’apaisant, le temps ne change rien au traumatisme : sa particularité, c’est qu’il vient se ficher dans le psychisme de la personne comme un corps étranger et conserve toute sa puissance de destruction tant qu’il n’est pas évacué par la parole. »

Un traumatisme qui peut ressurgir à tout moment

Privée de parole, la victime vit sous l’emprise de l’abus, « une vie bancale, rétrécie », marquée parfois par toutes sortes de dépendances, des gestes auto-agressifs voire des tentatives de suicide, une sexualité douloureusement vécue, un trouble de la personnalité… Même pour ceux qui l’ont mis à distance, le traumatisme peut ressurgir à tout moment, comme un coup de tonnerre. Au détour d’une conversation, à la naissance des enfants ou lorsque ces derniers atteignent l’âge que la victime avait quand elle a été abusée… « Quoi qu’il en soit, il va se réveiller, et avec la même force », appuie Isabelle Chartier-Siben, par ailleurs présidente de l’association « C’est-à-dire » d’aide aux victimes d’abus physiques, psychiques et spirituels.

Pour Christophe, agressé dans les années 1960 par son aumônier scout, ami de la famille, alors qu’il avait entre 8 et 12 ans, l’impact fut particulièrement douloureux au moment de son divorce. À 63 ans, il éprouve le sentiment d’avoir « traîné cette blessure » toute sa vie : « Elle a influencé certains de mes choix et provoqué un schisme avec mes parents, parce qu’ils ne m’ont pas cru ou, s’ils m’ont cru, ils n’ont pas réagi comme ils l’auraient dû… » Christophe s’en est voulu de n’avoir parlé plus tôt : lorsqu’il a écrit en 2003-2004 au procureur de la République de Versailles, les faits étaient prescrits ; quant à l’évêque, ce dernier lui a adressé des paroles de compassion « qui ne servent à rien », laissant le P. Pierre S., toujours en vie, couler une retraite paisible en Seine-et-Marne.

Certaines victimes présentent une amnésie traumatique

Mais pourquoi maintenant ? Comme Christophe, les victimes de prêtres pédophiles n’auraient-elles pu sortir du silence plus tôt ? Pas si simple, à en croire les spécialistes. Pour certains, il faut compter avec l’amnésie traumatique. « Ce qui me surprend maintenant, reconnaît Jean-Pierre Martin-Vallas, c’est que, jusqu’à l’âge de 40 ans, ma mémoire a complètement supprimé ce souvenir. » C’est à la mort de ses parents, pour qui le Père L. était « une idole », que l’histoire lui est « revenue progressivement en mémoire… ».

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De fait, explique Isabelle Chartier-Siben, le silence peut être imposé par l’abuseur mais aussi par l’entourage, quand ce dernier est considéré comme un héros : « Le monde des adultes demande alors à l’enfant de se taire pour protéger une structure perverse. » La victime, en outre, vit elle-même le silence : le plus souvent, l’enfant n’a pas de représentation mentale pour exprimer ce qu’il a vécu, comme Christophe qui « ne comprenait pas ce qui(lui) arrivait, n’ayant pas reçu d’éducation à la sexualité ». Il vit ces abus comme « une salissure », se sent « monstrueux » et est envahi par la honte, ressentant paradoxalement la culpabilité que devrait ressentir l’agresseur…

Une parole essentielle pour se reconstruire

Si la parole est donc essentielle pour que la victime puisse se reconstruire, il faut qu’elle soit bien encadrée. « La révélation du traumatisme redouble sa force et peut donc être pire, prévient Isabelle Chartier-Siben. On ne peut se permettre de faire de l’amateurisme dans la prise en charge. » La parole sera réparatrice si elle est accueillie par « quelqu’un qui sait écouter et donner du sens à la souffrance confiée », ajoute la psychologue Hélène Romano, spécialisée dans la protection de l’enfance.

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Mais en exhumant ce passé, ne risque-t-on pas d’enfermer ces personnes dans une « victimisation » ? « Avant de sortir de l’état de victime, encore faut-il être déjà reconnu comme telle », coupe court l’une d’elles. « Les victimes que je reçois ne se complaisent nullement dans cet état, appuie Isabelle Chartier-Siben :elles ne me disent pas “je suis une victime”, elles me disent “j’ai mal, je crève”… C’est le lien que le thérapeute établit avec les abus subis qui leur fait prendre conscience du traumatisme. Et, précisément, plus la prise en charge psychothérapeutique est adaptée, moins il y a de risque de victimisation. » À ses yeux, la révélation de ces histoires anciennes est, en outre, une chance pour la société : « Si les personnes âgées se mettent à parler, elles autoriseront la parole de tous et les choses changeront. »

De rares « faux souvenirs induits »

Certains s’interrogent toutefois sur la fiabilité de témoignages d’abus si anciens. « Les faux souvenirs induits sont assez rares, répond la thérapeute, c’est la mise en regard des signes cliniques spécifiques évocateurs d’un abus sexuel, du travail de mémoire et du contexte réel qui va permettre d’évoquer ce diagnostic. »

Du reste, la démarche de Jean-Pierre Martin-Vallas ou de Christophe, qui tous deux ont retrouvé d’autres victimes de leurs abuseurs, a permis de confronter leurs souvenirs et de les confirmer. D’où l’importance de faire toute la lumière, estime un psychiatre qui témoigne anonymement sur le blog de Jean-Pierre Martin-Vallas, ayant lui-même subi les attouchements du Père L. dans les années 1960 : « Nombre des victimes pourraient être soulagées d’un doute pernicieux qui, toujours, ronge ceux qui ont subi de tels actes, analyse-t-il. À savoir “N’ai-je pas rêvé ?”, et “Si je n’ai pas rêvé, n’est-ce pas moi qui ai provoqué ce que j’ai subi ?”, avec en filigrane un doute se creusant, parfois très profondément, sur la valeur propre de la personne. »

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Paroles

Christiane Ruel, porte-parole de l’association Enfance et partage

« Les récentes révélations sont très déstabilisantes, pour les catholiques mais pas seulement pour eux. L’Église est une référence morale pour beaucoup, et en tous les cas, elle se présente comme telle. Elle doit donc être exemplaire dans la prise en charge des victimes.

Les mesures qui viennent d’être annoncées doivent être appliquées de façon rigoureuse, ferme et déterminée. D’un point de vue juridique, nous luttons notamment pour l’imprescriptibilité des faits de pédophilie mais aussi pour une pénalisation plus forte de la non-dénonciation. C’est aussi une question d’éducation, de changement des mentalités.

La protection de l’enfance est un travail à tous les niveaux, un combat que je n’hésite pas à qualifier de “croisade”. Le chemin est encore long à parcourir, mais il en va de la société que nous voulons construire pour demain. »