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LA CROIX
Abus dans l’Église, les communautés face à la trahison des fondateurs
Analyse
Les frères de Saint-Jean vont aborder le délicat rapport à leur fondateur défunt, accusé d’abus sexuels sur des femmes, au cours du deuxième volet de leur chapitre général qui s’ouvre ce mardi 22 octobre.
Comme le père Marie-Dominique Philippe, de nombreux maîtres spirituels de ces quarante dernières années ont trahi la confiance de leurs disciples.
- Céline Hoyeau,
- le22/10/2019 à 06:48
- Modifié le22/10/2019 à 12:43
Lecture en 5 min.
« Encore un ? Pas lui… » « C’est tellement difficile à croire. » « Marre de vos exagérations ! » « Ça n’en finira donc jamais… » Chaque nouvelle révélation suscite sidération, déni, désarroi et tristesse parmi les catholiques. Depuis quelques années, beaucoup de grandes figures qui furent considérées comme des maîtres spirituels et/ou des fondateurs de communautés nouvelles, clercs ou laïcs, semblent tomber les unes après les autres, à mesure que les victimes parlent. Ephraïm, Thierry de Roucy, Marie-Dominique et Thomas Philippe, sœur Alix, Mansour Labaky, Bernard Peyrous, André-Marie Van der Borght, et encore récemment Georges Finet, Jacques Marin…
Le choc est d’autant plus violent que, pendant longtemps, ces hommes et ces femmes qui ont émergé dans ce qu’on appelait « le nouveau printemps » de l’Église furent pour beaucoup « la référence ». Attirant à eux des milliers de personnes, entraînant des conversions par leur prédication, suscitant des vocations. L’envers du décor est en revanche tissé d’abus de toutes sortes, spirituels et souvent sexuels. Comment est-ce possible, alors que par ailleurs leurs œuvres perdurent pour la plupart avec de belles réussites ? La question est douloureuse pour ces communautés qui mènent un travail de relecture ou de refondation.
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Il faudrait bien sûr interroger la singularité de chaque parcours. Mais n’y a-t-il pas aussi des causes communes à cette terrible loi des séries ? Le contexte des années 1970-1980 a été déterminant. Les catholiques souffrent alors de la sécularisation et de l’effacement du religieux dans la société. « Ils sont en attente d’une manifestation forte du sacré, d’une esthétique puissante, d’êtres d’exception », relève le dominicain Gilles Berceville, qui enseigne la théologie spirituelle à l’Institut catholique de Paris. Des repères rassurants, structurants, également.
« Des garants contre un catholicisme un peu déviant »
Au lendemain de Vatican II, beaucoup ne se retrouvent pas dans l’Église post-conciliaire. De nombreux prêtres et religieuses sont partis, le catholicisme semble s’être dilué dans l’engagement sociopolitique, les paroisses se sont vidées, livrées à des expérimentations liturgiques plus ou moins heureuses. « Il faut se rappeler l’époque !, confie un frère de Saint-Jean. C’était des années où il était difficile de trouver des référents à l’aise avec le magistère et la tradition… »
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C’est dans ce contexte de « grand malaise » qu’émergent des communautés nouvelles valorisant l’émotion. « Un vent soufflait dans l’Église, dans un tel contraste avec les paroisses ! De beaux chants, de grandes adorations… », rappelle Yann Vagneux, aujourd’hui prêtre des Missions étrangères de Paris en Inde, après avoir été membre de Points Cœur de 1996 à 2002. Fondées par des personnalités charismatiques, ces communautés sont alors vues comme des « planches de salut ». « Ces fondateurs ont pu apparaître comme des garants contre un catholicisme progressiste trop horizontal et un peu déviant », analyse le dominicain Henry Donneaud, qui a suivi la communauté des Béatitudes dans sa réforme ces dernières années.
« C’était Yalta, notre jeunesse ! »
Si chacun a sa personnalité et sa trajectoire propre, la plupart de ces fondateurs sont influencés par le Renouveau charismatique et se présentent comme prenant leurs intuitions directement du Saint-Esprit. « Ils apparaissent à la fois comme très humbles et tout à fait assurés de posséder la vérité », analyse le père Berceville. Ils deviennent « le père », « le berger »… « Il n’y a plus de distance entre le Père céleste et eux, analyse le père Vagneux. Le Renouveau charismatique inspiré du pentecôtisme évangélique propose une expérience de Dieu immédiate, qui fait fi des médiations ecclésiales et humaines. Mais cette tentation évangélique nous a fait perdre la grande spiritualité chrétienne qui est celle de la patience, du quotidien. »
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Personnalités fortes, souvent brillantes, les fondateurs attirent à eux de nombreux jeunes, assoiffés d’absolu, aspirant à mettre Dieu au centre de leur vie, et s’appuient sur leur générosité. « C’était Yalta, notre jeunesse ! On avait 20 ans, on se partageait le monde, on allait sauver l’Église », se souvient Yann Vagneux, envoyé par Thierry de Roucy en Inde pour créer un Point Cœur à Madras.
Ils savent s’entourer de disciples admiratifs et écarter les personnalités trop indépendantes. « Nous étions des miroirs complices, leur reflétant l’image d’êtres saints, intelligents, uniques dans l’Église, et en cela, nous avons eu notre part de responsabilité,reconnaît Yann Vagneux. Car quand on s’entoure de miroirs, il n’y a plus de regard extérieur, et donc tout est possible. Saint Augustin dit que le premier péché est l’orgueil et sa première manifestation, qui va toucher la partie basse, la sexualité… »
Saints ou pervers ? « Au départ, quelques-uns avaient certainement un juste désir de servir le Christ mais ils avaient une inexpérience humaine et spirituelle tragique et ont fait preuve d’un arrivisme considérable : on leur servait les meilleurs plats, on leur réservait la meilleure chambre… Ils se sont laissés prendre par la réussite et le pouvoir sans se rendre compte des efforts de sagesse et d’ascèse qu’il faut déployer pour vivre une vraie humilité. Ils ont oublié la Croix, n’ont pas su gérer leur ascension sociale et ont dérapé psychiquement et spirituellement », souligne la psychothérapeute Isabelle Chartier-Siben.
Une personnalité scindée
Pour d’autres fondateurs, en revanche, ce n’est pas un dérapage, mais le fait d’une personnalité scindée. Ceux-là ont souvent navigué dans plusieurs communautés, avant de fonder la leur, sans faire vraiment l’expérience de l’obéissance. Et l’on constate chez eux, dès le départ – comme Thomas Philippe condamné dès 1954 par Rome, et qui a récidivé par la suite –, « une faille dans l’affectivité et la sexualité, voire une perversion qui a basculé dans la manipulation et l’exploitation des personnes dans la jouissance de la transgression et de la toute-puissance », selon Isabelle Chartier-Siben, qui a créé C’est à dire, l’association d’aide aux victimes d’abus physiques, psychiques et spirituels.
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Au fond, les chrétiens étaient-ils assez préparés à réagir à ces abus quand des prêtres les commettaient ? Ces personnalités manipulatrices, d’autant plus intouchables qu’elles se réclamaient du pape Jean-Paul II ou de la mystique Marthe Robin, ont souvent exploité l’immaturité et la naïveté des croyants. Le père Donneaud pointe ainsi une conception erronée de l’autorité du prêtre ayant conduit à « une absence d’esprit critique » et à « la paralysie des défenses ». « Les victimes se disaient : “C’est peut-être moi qui me trompe… Il a peut-être des raisons que je ne connais pas. Qui suis-je pour remettre en cause ses paroles ?” »
À cela s’ajoute l’absence de contre-pouvoirs. Ces fondateurs ont recréé une Église parallèle, en vase clos – avec l’idée que personne, pas même les évêques qui « n’avaient pas le niveau », ne pouvait comprendre leurs intuitions en dehors de la communauté – sans s’appuyer sur la sagesse des grands ordres, forgée au creuset de siècles de tradition, ni sur le droit canonique.
Pas de contrôle extérieur
Pas de contre-pouvoir en interne, et pas de contrôle extérieur. Les évêques ont pour la plupart laissé faire. Soit qu’ils voyaient d’un mauvais œil ces communautés nouvelles, enviant leurs nombreuses vocations, soit qu’ils les admiraient aveuglément. Et ceux qui ont essayé d’intervenir n’y sont pas parvenus, les fondateurs passant outre, jouant de leur statut canonique flou et bénéficiant d’appuis à Rome.
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On reconnaît l’arbre à ses fruits, disait-on. « Ainsi on a justifié de les laisser faire, ajoute Yann Vagneux. Benoît XVI, parlant des Légionnaires du Christ et des crimes de Marcial Maciel, a eu le courage de rompre avec l’idéologie du nombre qui peut cacher de grands mensonges car il connaissait l’envers du décor. » Les questions que posent aujourd’hui ces révélations sont immenses et l’Église n’en est qu’au début.
LA CROIX
« Face aux abus sexuels dans l’Église, ni abus de silence, ni abus de transparence »
En 2002, Isabelle Chartier-Siben, médecin, psychothérapeute et victimologue, a créé avec des psychiatres, des juristes et d’autres spécialistes une association d’aide aux victimes d’abus physiques, psychiques et spirituels.
Alors que les évêques viennent d’annoncer la création d’une commission d’enquête sur les abus dans l’Église, cette médecin, psychothérapeute et victimologue, explique les enjeux d’une parole la plus ajustée possible pour éviter amalgames et confusion.
- Recueilli par Céline Hoyeau,
- le07/11/2018 à 19:28
- Modifié le09/11/2018 à 11:15
Lecture en 4 min.
Isabelle Chartier-Siben, médecin, psychothérapeute et victimologue. / Source : Isabelle Chartier-Siben
La Croix : La parole se libère de plus en plus autour des abus sexuels dans l’Église.Certains se demandent pourquoi l’on « ressort ces vieilles histoires » quand les prêtres sont morts…
Isabelle Chartier-Siben : Les prêtres sont morts, mais les victimes sont vivantes ! Il s’agit de leur redonner une capacité de vie. Bien sûr, il faut aussi respecter la mémoire des morts, et donc faire une enquête très sérieuse.
Quand le prêtre incriminé a été très admiré de son vivant, mieux vaudrait aussi ne pas rendre publiques les plaintes avant d’avoir au préalable regroupé les personnes de son entourage, qui faisaient partie de ses soutiens inconditionnels, pour les informer, en leur lisant les témoignages des victimes par exemple… Car elles risquent, si elles découvrent brutalement cette information dans la presse, de ne pas y croire et de vouloir défendre sa mémoire.
Après avoir été dans un excès de silence, on tombe dans un excès de transparence.
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Quand le prêtre est vivant, comment éviter le risque de suicide que peut susciter une mise en cause ?
- C.-S. : Je constate, chez certains de mes patients, qui ont eux-mêmes été agresseurs, qu’ils sont capables d’assumer leurs responsabilités si les choses sont dites avec une extrême précision. Ils sont prêts à se dénoncer quand ils ont bien identifié leur niveau de responsabilité, qu’on ne leur en met pas plus ni moins sur le dos. Ce qui tue, c’est la confusion et la peur. C’est le fait d’être très précis qui évite d’être dans la confusion et permet aux personnes d’assumer leurs responsabilités sans être dominées par l’angoisse.
Certains de mes patients font aussi l’objet de rumeurs et d’amalgames. Prenons garde, dans le climat actuel, surchauffé sur ces questions, de ne pas ajouter de victimes aux victimes ! En quelques mois on est passé d’une connaissance personnelle, chacun savait dans son coin (et en particulier la multitude des victimes le portait en elle plus ou moins consciemment) à une reconnaissance collective et sociétale de la gravité des abus sexuels.
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Le risque aujourd’hui est dans la confusion. Confusion entre pédophilie et actes à connotation sexuelle entre majeurs. Confusion entre relation sexuelle entre adultes librement consentie, atteinte sexuelle, agression sexuelle ou viol. Confusion entre ce qui est de l’ordre du jugement moral, de la discipline de l’Église et de la condamnation pénale.
Comment éviter les amalgames ?
- C.-S. : Le degré de gravité est lié à plusieurs facteurs : l’âge d’abord (une seule atteinte sexuelle sur un enfant, même fugace, sans pénétration, une fois, peut suffire à provoquer le drame, et la blessure peut se réactiver à l’identique des décennies plus tard, ce que l’entourage a beaucoup de mal à comprendre). Mais aussi le degré d’emprise. Chez l’enfant, on ne parle même pas d’emprise puisque, en dessous de la majorité sexuelle, fixée à 15 ans, l’enfant est considéré comme n’étant jamais consentant à tout acte à connotation sexuelle, jamais responsable, et encore moins coupable. Rien en lui, quoi qu’il en soit, n’a pu susciter le désir de l’autre. C’est le désir de l’autre qui est déviant ; la pédophilie est une perversion, indépendante de la continence ou à l’inverse de l’hypersexualité de l’auteur.
En revanche, le phénomène d’emprise existe pour l’adulte. Dans l’Église, les abus sexuels sont également des abus spirituels, c’est ce qui démultiplie leur gravité : au nom d’une autorité spirituelle ou dans un contexte spirituel, des maltraitances sexuelles sont perpétrées. Cela a d’ailleurs, à mon avis, certainement participé à la déchristianisation du monde occidental, par atténuation voire suppression de la capacité d’une relation à Dieu.
Lorsque de tels actes arrivent aujourd’hui, les communiqués publiés par les diocèses évoquent des « gestes déplacés » ou « inappropriés ». Que pensez-vous de cette terminologie ?
- C.-S. : Cela participe là encore à la confusion. Avec ces termes, on ne sait pas où on se situe. Il faut dire exactement ce qui s’est passé. Et si on ne sait pas comment dire, par pudeur ou respect de la présomption d’innocence, il faut s’en tenir aux classifications juridiques : est-ce de l’ordre de l’atteinte sexuelle, de l’agression (une atteinte sexuelle avec violence, contrainte, menace ou surprise), du viol (quand il y a pénétration de quelque nature que ce soit), de l’exhibitionnisme (lorsqu’il n’y a pas de contact) ? Préciser cela est déjà plus respectueux des personnes auxquelles on s’adresse et du clerc incriminé lui-même… Cela évite de s’imaginer toutes sortes de choses.
Vous avez fondé une association « C’est-à-dire » qui accompagne des victimes. La parole est-elle toujours salutaire ?
- C.-S. : Ne pas dire, c’est choisir de garder une tombe vivante ou une bombe en soi. Mais dire peut, dans certains cas, renouveler le traumatisme, voire l’aggraver. Après avoir parlé la personne peut ressentir un immense soulagement, que les faits soient reconnus, être enfin entendue dans sa souffrance, être libérée de ce poids infini qui pèse en elle et la détruit depuis tant d’années. Mais en même temps la vie s’est construite brinquebalante et douloureuse avec et autour ou à côté de ce trauma psychique. Donc la libération de la parole peut créer un vide intérieur très déstabilisant.
Pour sortir de cette ambiguïté de la parole, il faut encourager à dire, mais dans un cadre spécialisé. Cela n’est pas inné, ni ne relève même d’une formation habituelle à l’écoute. Il faut des thérapeutes ayant une très bonne connaissance de ce qu’est le trauma psychique et de ses conséquences. Le professeur émérite de psychiatrie Louis Crocq explique bien que ce n’est que lorsque la parole va servir, va permettre au trauma d’être intégré à la vie, à l’être même de la personne, que peuvent poindre les bénéfices d’une liberté retrouvée.
LA CROIX.
L’écoute des victimes de pédophilie, nécessaire à tout âge
À Lyon, le cardinal Philippe Barbarin réunit lundi 25 avril à huis clos les prêtres de son diocèse pour faire le point sur la suite des affaires de pédophilie qui secouent l’Église. Des plaintes parfois très anciennes sont remontées. Un passé douloureux qu’il est vital pour les victimes d’entendre et de reconnaître.
- Céline Hoyeau,
- le 24/04/2016 à 17:54
- Modifié le 25/04/2016 à 10:45
Lecture en 5 min.
Pour la psychothérapeute Isabelle Chartier-Siben, « si les personnes âgées se mettent à parler, elles autoriseront la parole de tous »./PHOTOGRAPHEE.EU – FOTOLIA
Les faits remontent à plus d’un demi-siècle. Le prêtre coupable est mort depuis longtemps. Et pourtant. En 2010, Jean-Pierre Martin-Vallas, retraité de 72 ans, a éprouvé le besoin de parler des attouchements qu’il a subis de la part du Père L., alors qu’il était élève du petit collège jésuite Saint-Louis de Gonzague (Franklin), à Paris. Blog, lettres à la Compagnie de Jésus et à Rome, courriels adressés aux anciens élèves de Franklin et aujourd’hui témoignage dans les médias : depuis six ans, il remue ciel et terre pour que les jésuites reconnaissent ce qu’il a subi, recherchent d’autres éventuelles victimes et fassent « toute la lumière ».
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« Le temps ne change rien au traumatisme »
Mais pourquoi exhumer ces « vieilles histoires » ? À quoi bon « ressasser » ce passé douloureux, intime, surtout quand l’agresseur est mort et les victimes désormais âgées ? Ces questions, beaucoup de catholiques se les posent, s’en agacent même, alors que les témoignages paraissent les uns après les autres dans les médias depuis que l’association des victimes du P. Bernard Preynat créée en décembre à Lyon a voulu « libérer la parole »…
« Ces questions sont tout simplement insoutenables pour des victimes d’abus sexuels », affirme Isabelle Chartier-Siben, médecin, psychothérapeute et victimologue pour qui elles témoignent d’une ignorance complète de ce qu’est un traumatisme psychique : « Contrairement à la souffrance du deuil, qui va en s’apaisant, le temps ne change rien au traumatisme : sa particularité, c’est qu’il vient se ficher dans le psychisme de la personne comme un corps étranger et conserve toute sa puissance de destruction tant qu’il n’est pas évacué par la parole. »
Un traumatisme qui peut ressurgir à tout moment
Privée de parole, la victime vit sous l’emprise de l’abus, « une vie bancale, rétrécie », marquée parfois par toutes sortes de dépendances, des gestes auto-agressifs voire des tentatives de suicide, une sexualité douloureusement vécue, un trouble de la personnalité… Même pour ceux qui l’ont mis à distance, le traumatisme peut ressurgir à tout moment, comme un coup de tonnerre. Au détour d’une conversation, à la naissance des enfants ou lorsque ces derniers atteignent l’âge que la victime avait quand elle a été abusée… « Quoi qu’il en soit, il va se réveiller, et avec la même force », appuie Isabelle Chartier-Siben, par ailleurs présidente de l’association « C’est-à-dire » d’aide aux victimes d’abus physiques, psychiques et spirituels.
Pour Christophe, agressé dans les années 1960 par son aumônier scout, ami de la famille, alors qu’il avait entre 8 et 12 ans, l’impact fut particulièrement douloureux au moment de son divorce. À 63 ans, il éprouve le sentiment d’avoir « traîné cette blessure » toute sa vie : « Elle a influencé certains de mes choix et provoqué un schisme avec mes parents, parce qu’ils ne m’ont pas cru ou, s’ils m’ont cru, ils n’ont pas réagi comme ils l’auraient dû… » Christophe s’en est voulu de n’avoir parlé plus tôt : lorsqu’il a écrit en 2003-2004 au procureur de la République de Versailles, les faits étaient prescrits ; quant à l’évêque, ce dernier lui a adressé des paroles de compassion « qui ne servent à rien », laissant le P. Pierre S., toujours en vie, couler une retraite paisible en Seine-et-Marne.
Certaines victimes présentent une amnésie traumatique
Mais pourquoi maintenant ? Comme Christophe, les victimes de prêtres pédophiles n’auraient-elles pu sortir du silence plus tôt ? Pas si simple, à en croire les spécialistes. Pour certains, il faut compter avec l’amnésie traumatique. « Ce qui me surprend maintenant, reconnaît Jean-Pierre Martin-Vallas, c’est que, jusqu’à l’âge de 40 ans, ma mémoire a complètement supprimé ce souvenir. » C’est à la mort de ses parents, pour qui le Père L. était « une idole », que l’histoire lui est « revenue progressivement en mémoire… ».
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De fait, explique Isabelle Chartier-Siben, le silence peut être imposé par l’abuseur mais aussi par l’entourage, quand ce dernier est considéré comme un héros : « Le monde des adultes demande alors à l’enfant de se taire pour protéger une structure perverse. » La victime, en outre, vit elle-même le silence : le plus souvent, l’enfant n’a pas de représentation mentale pour exprimer ce qu’il a vécu, comme Christophe qui « ne comprenait pas ce qui(lui) arrivait, n’ayant pas reçu d’éducation à la sexualité ». Il vit ces abus comme « une salissure », se sent « monstrueux » et est envahi par la honte, ressentant paradoxalement la culpabilité que devrait ressentir l’agresseur…
Une parole essentielle pour se reconstruire
Si la parole est donc essentielle pour que la victime puisse se reconstruire, il faut qu’elle soit bien encadrée. « La révélation du traumatisme redouble sa force et peut donc être pire, prévient Isabelle Chartier-Siben. On ne peut se permettre de faire de l’amateurisme dans la prise en charge. » La parole sera réparatrice si elle est accueillie par « quelqu’un qui sait écouter et donner du sens à la souffrance confiée », ajoute la psychologue Hélène Romano, spécialisée dans la protection de l’enfance.
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Mais en exhumant ce passé, ne risque-t-on pas d’enfermer ces personnes dans une « victimisation » ? « Avant de sortir de l’état de victime, encore faut-il être déjà reconnu comme telle », coupe court l’une d’elles. « Les victimes que je reçois ne se complaisent nullement dans cet état, appuie Isabelle Chartier-Siben :elles ne me disent pas “je suis une victime”, elles me disent “j’ai mal, je crève”… C’est le lien que le thérapeute établit avec les abus subis qui leur fait prendre conscience du traumatisme. Et, précisément, plus la prise en charge psychothérapeutique est adaptée, moins il y a de risque de victimisation. » À ses yeux, la révélation de ces histoires anciennes est, en outre, une chance pour la société : « Si les personnes âgées se mettent à parler, elles autoriseront la parole de tous et les choses changeront. »
De rares « faux souvenirs induits »
Certains s’interrogent toutefois sur la fiabilité de témoignages d’abus si anciens. « Les faux souvenirs induits sont assez rares, répond la thérapeute, c’est la mise en regard des signes cliniques spécifiques évocateurs d’un abus sexuel, du travail de mémoire et du contexte réel qui va permettre d’évoquer ce diagnostic. »
Du reste, la démarche de Jean-Pierre Martin-Vallas ou de Christophe, qui tous deux ont retrouvé d’autres victimes de leurs abuseurs, a permis de confronter leurs souvenirs et de les confirmer. D’où l’importance de faire toute la lumière, estime un psychiatre qui témoigne anonymement sur le blog de Jean-Pierre Martin-Vallas, ayant lui-même subi les attouchements du Père L. dans les années 1960 : « Nombre des victimes pourraient être soulagées d’un doute pernicieux qui, toujours, ronge ceux qui ont subi de tels actes, analyse-t-il. À savoir “N’ai-je pas rêvé ?”, et “Si je n’ai pas rêvé, n’est-ce pas moi qui ai provoqué ce que j’ai subi ?”, avec en filigrane un doute se creusant, parfois très profondément, sur la valeur propre de la personne. »
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Paroles
Christiane Ruel, porte-parole de l’association Enfance et partage
« Les récentes révélations sont très déstabilisantes, pour les catholiques mais pas seulement pour eux. L’Église est une référence morale pour beaucoup, et en tous les cas, elle se présente comme telle. Elle doit donc être exemplaire dans la prise en charge des victimes.
Les mesures qui viennent d’être annoncées doivent être appliquées de façon rigoureuse, ferme et déterminée. D’un point de vue juridique, nous luttons notamment pour l’imprescriptibilité des faits de pédophilie mais aussi pour une pénalisation plus forte de la non-dénonciation. C’est aussi une question d’éducation, de changement des mentalités.
La protection de l’enfance est un travail à tous les niveaux, un combat que je n’hésite pas à qualifier de “croisade”. Le chemin est encore long à parcourir, mais il en va de la société que nous voulons construire pour demain. »