Les pères Patrick Goujon et Jean-Luc Souveton ont tous deux été agressés par des prêtres dans leur jeunesse. Ils sont pourtant devenus prêtres eux-mêmes et restent attachés à l’Église. Qu’espèrent-ils aujourd’hui de l’assemblée des évêques de France qui se tient à Lourdes ?
• Recueilli par Florence Chatel,
• le 03/11/2021 à 10:52
• Modifié le 20/01/2022 à 14:53
Lecture en 5 min.
Lien de l’article sur le site de LA CROIX : Patrick Goujon et Jean-Luc Souveton : « Pourquoi nous restons dans l’Église »
Entretien croisé avec les pères Patrick Goujon (à gauche) et Jean-Luc Souveton, abusés sexuellement par un prêtre alors qu’ils étaient mineurs, dans les locaux de La Croix le 20 octobre 2021.G
Père Patrick Goujon, jésuite
Père Jean-Luc Souveton, prêtre du diocèse de Saint-Étienne
Vous avez été victimes de prêtres pédocriminels dans l’enfance ou l’adolescence. Et pourtant, vous êtes vous-mêmes devenus prêtres. N’avez-vous jamais pensé à quitter l’Église ?
Père Patrick Goujon : J’ai eu une amnésie traumatique pendant quarante ans. Quand le souvenir de mes agressions est revenu, j’ai revisité les raisons pour lesquelles je suis prêtre. Mais la question ne s’est pas posée de « rester dans l’Église » à ce moment-là. En revanche, à l’adolescence, je me l’étais posée car j’étais déjà très mal à l’aise avec le rapport au pouvoir dans l’Église. J’en avais alors découvert une autre vision en lisant les textes de Vatican II. Elle correspondait à la réalité ordinaire de ce que je vivais à Verdun (Meuse) dans la vie paroissiale et diocésaine au milieu des années 1980. La suite a été plus compliquée pour moi en raison du durcissement de l’Église. Je me souviens du discours de Jean-Paul II sur la morale sexuelle à Strasbourg en 1988, des applaudissements alors que la plupart des jeunes présents vivaient le contraire. Choqué, je me suis dit : « Tout le monde joue et la vérité n’est nulle part. » Aujourd’hui, ce rapport faussé à la vérité dans l’Église éclate. Cela ne me donne pas envie de la quitter, mais de réformer notre rapport à la vérité.
Père Jean-Luc Souveton : J’ai toujours gardé la mémoire de ce que j’avais vécu mais d’une manière très dissociée. Il m’a fallu du temps pour réaliser combien cette agression sexuelle avait eu des conséquences dans ma vie. J’ai une difficulté à m’attacher, un rapport distancié à la hiérarchie comme si je vivais dans un danger permanent face à l’autorité. Beaucoup me demandent comment j’ai pu devenir prêtre. Une figure m’a sauvé : celle du prêtre dans le roman Les Clés du royaume d’A. J. Cronin. Pour moi, être prêtre, c’est être serviteur de la vocation unique de chaque personne ; si elle n’est pas accueillie et réalisée, quelque chose manque au dessein de Dieu. Je n’ai jamais eu vraiment la tentation de quitter l’Église. Si je partais, je nierais quelque chose d’essentiel pour moi ; ce qui me détruirait encore plus. Beaucoup hésitent à la quitter parce qu’ils se croient coupables de quitter le Christ. Ce n’est pas ce qui me retient. Ce type de discours interdit que l’on dénonce ses dysfonctionnements, insinuant que ce serait faire du mal au Christ. Je vitupère contre l’Église à la hauteur de l’espérance que j’ai encore en elle.
Le P. Jean-Luc Souveton, prêtre du diocèse de Saint-Étienne, dans les locaux de La Croix le 20 octobre 2021. / Guillaume Poli pour La Croix
Le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels a provoqué un séisme dans l’Église. Comment avez-vous reçu ces réactions ?
P. G. : Dans les discours qui ont suivi la remise du rapport, l’émotion a prévalu. La honte et la colère étaient inévitables, mais elles sont devenues un instrument de communication dans l’Église. Or, les recommandations de la Ciase commencent par une éducation à la conscience. On peut craindre qu’une partie des évêques en poste aujourd’hui sont ceux qui ont couvert les affaires même récentes. Mais ils parlent comme s’ils venaient tous d’entrer en fonction. Quand se sont-ils situés en conscience devant des responsabilités qu’ils n’ont pas prises ? La demande de pardon aux victimes et l’assurance que l’on prie pour elles n’engagent à rien.
Le P. Patrick Goujon, jésuite, auteur de Prière de ne pas abuser (Seuil). / Guillaume Poli pour La Croix
J.-L. S. : Je n’en peux plus des prières pour nous ! Je propose que chaque personne voulant prier pour les victimes reprenne la prière eucharistique dans laquelle il est dit : « Ouvre nos yeux à toute détresse. Inspire-nous à tout moment la parole qui convient, quand nous nous trouvons en face de frères seuls et désemparés. Donne-nous le courage du geste fraternel… » La question du pardon est souvent présentée comme la garantie pour les victimes d’être guéries. Cela fait peser sur elles la responsabilité de leur propre malheur. Un vieux prêtre me disait qu’avant de se confesser, « il faut laisser tremper le linge sale ». Tant que l’on n’est pas affecté par ce que le péché a fait dans la vie de l’autre et dans la sienne, la demande de pardon est trop rapide. Elle ne laisse pas le temps au linge sale de tremper pour pouvoir accueillir les victimes blessées par des actes passés, mais aussi actuels. Il y a trois mois, je me suis entendu dire « Jean-Luc, tu t’es tu pendant quarante ans, tu ne pouvais pas continuer ? ».
Votre parole s’est libérée : cela a-t-il changé votre rapport à l’Église ?
J.-L. S. : En parlant, j’ai pris conscience qu’il y avait des violences institutionnelles ordinaires dans l’Église. Pour moi, elle était une sorte de société parfaite. Je suis sorti de la naïveté. Quand j’ai appris que 330 000 personnes avaient vécu la même chose que moi, j’ai pleuré pendant des heures.
P. G. : J’ai annulé mes rendez-vous pendant deux jours. Je ne pouvais plus parler. Comme Jean-Luc, j’ai dû aussi sortir du déni des violences ecclésiales. Des prêtres connaissaient les crimes de mon agresseur et n’ont rien fait. Je me suis retrouvé en état de stress post-traumatique. Je ne supporte plus les petits arrangements entre soi. L’acte le plus spirituel du rapport Sauvé est de nous avoir montrés que ces agressions sexuelles dans l’Église sont contre le cinquième commandement « Tu ne tueras pas ». On me dit que les victimes ne sont pas mortes. Mais certaines se sont suicidées et les autres en gardent des séquelles. Il y a six ans, un médecin me fit remarquer : « C’est étrange, vous avez des symptômes de maladie auto-immune, mais on ne trouve rien. » Puis sur le pas de la porte, il me demanda si je n’avais pas subi des abus dans mon enfance car statistiquement la corrélation est établie entre les deux. Nous ne ressuscitons pas si vite. Nous sommes bien sur la terre des vivants, mais la mort criminelle a encore des effets physiques et psychiques. Nous faisons une expérience de salut, mais la Passion continue, elle aussi. Tous les matins, je dois faire vingt minutes d’exercices pour déplier mon corps.
Père Jean-Luc Souveton, vous serez avec d’autres victimes à l’assemblée des évêques à Lourdes. Quelles mesures fortes en attendez-vous tous les deux ?
J.-L. S. : J’espère que les évêques vont se lever d’un seul homme pour dire qu’ils reconnaissent la responsabilité systémique de l’Église et qu’ils ouvrent les droits des victimes à demander réparation. Un jour, un évêque m’a dit : « Nous cherchons ce qui pourrait vous calmer… » Je ne veux pas que l’on me calme, mais que l’on me rende justice. Une des choses qui me blesse le plus, c’est que l’Église réagit sous la contrainte. Or un geste contraint n’aura pas l’effet thérapeutique, salvifique d’un geste gratuit.
P. G. : Un certain nombre des recommandations du rapport peut servir d’examen de conscience. Elles sont en résonance avec la tradition chrétienne la plus forte. Plutôt que de se résoudre à les mettre en œuvre en courbant l’échine, il y a de quoi se réjouir. J’attends des évêques qu’ils lisent le rapport, l’accueillent, réfléchissent. Je n’espère pas qu’ils aient tout de suite des solutions, mais qu’ils prennent des décisions pour travailler et que ce qui doit être changé au plus vite le soit. Je suis rempli d’espérance, mais aussi de vigilance.
Entretien croisé avec les pères Patrick Goujon (à gauche) et Jean-Luc Souveton, abusés sexuellement par un prêtre alors qu’ils étaient mineurs, dans les locaux de La Croix le 20 octobre 2021. / Guillaume Poli pour La Croix