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Vers une définition de l’abus de conscience dans le cadre catholique

Vers une définition de l’abus de conscience

dans le cadre catholique

 

 

Samuel Fernandez

Centro CUIDA – Facultad de Teología

Pontificia Universidad Católica de Chile

Vicuña Mackenna 4860, Santiago de Chile

sfernane@uc.cl

 

 

 

Gregorianum 102, 3 (2021) 557-574.

 

 

 

Version Word téléchargeable (anglaise, française et espagnole) ici

 

Vers une définition de l’abus de conscience dans le cadre catholique

 

 

 

Traduit de l’anglais par l’association C’est à dire

Résumé

 

Cet article vise à proposer une définition de l’abus de conscience dans le cadre catholique. A cette fin, il expose les traits pertinents de la conscience morale selon le Concile Vatican II et les développements postérieurs de la théologie catholique. La question de l’abus de conscience est ensuite située dans le contexte de l’abus de pouvoir. Puis l’article traite de l’abus de conscience en le distinguant de phénomènes comparables et en soulignant les dimensions religieuses et institutionnelles de ce type d’abus. La conclusion offre une définition de l’abus de conscience dans le cadre catholique et propose que la législation canonique établisse le délit d’abus de pouvoir et celui d’abus de conscience.

Les numéros dans le texte renvoient aux notes de bas de page du texte original anglais.

 

La notion d’abus de conscience a été abordée en raison de la crise des abus sexuels dans le contexte de l’église. Il a été affirmé à juste titre qu’afin de prévenir les abus sexuels, il est essentiel d’empêcher les abus de conscience, qui le précèdent et l’accompagnent. Cependant, l’abus de conscience doit être traité de manière autonome, et pas seulement comme une étape préliminaire à l’abus sexuel. C’est une question urgente car elle porte atteinte à la dignité humaine, comme l’a reconnu le Pape François, et elle est rarement discutée dans la littérature académique, dans les enseignements de l’Église et dans le droit de l’Église. A la lumière de ce qui précède, le but de cet article est de proposer une définition théologique de l’abus de conscience dans le cadre catholique, qui pourrait servir d’indicateur pour reconnaître ce type d’abus et ainsi, le prévenir et le pénaliser.

Certaines mises en garde méthodologiques doivent être faites. De nombreux phénomènes qui sont similaires à l’abus de conscience, comme la violence psychologique ou émotionnelle, la manipulation, le contrôle de l’esprit et autres, peuvent être observés dans le milieu familial, le travail ou les relations avec des partenaires. Cependant, l’abus de conscience dans le milieu catholique a deux particularités qui justifient la nécessité d’une étude spécifique. Premièrement, l’abus de la conscience dans le contexte religieux implique le nom et la volonté de Dieu et, par conséquent, cela blesse la personne à un niveau particulièrement profond : « Bien que l’impact de l’abus religieux soit comme d’autres types de violence mentale, physique, sexuelle ou émotionnelle, l’élément du sacré est une composante unique ».2 Ainsi, malgré les points communs, l’abus de conscience dans le contexte religieux a des caractéristiques spécifiques qui le différencient des autres formes d’abus. Deuxièmement, le cadre catholique – sa structure juridique et sa culture – a des caractéristiques particulières qui le distingue des autres contextes religieux et chrétiens. Certains de ces traits distinctifs, tels que les relations hiérarchiques, la vie religieuse, la médiation, l’obéissance, la confession sacramentelle, l’exemple des saints et d’autres, peuvent être utilisés par l’agresseur comme outils pour contrôler la conscience de la victime.

Par conséquent, je ne prétends pas que l’abus de conscience est un phénomène exclusif à l’Église catholique, mais cet abus de conscience a des caractéristiques dans le cadre catholique qui justifient une étude et une définition spécifiques. Beaucoup de ce que l’article dit à ce sujet peut être appliqué à d’autres cadres, mais le but de cet article est de définir l’abus de conscience dans l’Église catholique.

Au cours des 30 dernières années, d’importantes recherches sur les abus spirituels ont été entreprises.

Certaines de ces études sont fondées sur des enquêtes empiriques menées à l’aide des méthodes des sciences sociales. Les résultats qu’ils ont obtenus sont immensément utiles pour comprendre l’abus de conscience. Cependant, les conclusions de ces études ne peuvent s’appliquer mécaniquement à l’abus de conscience pour plusieurs raisons. Ces deux types d’abus sont des phénomènes similaires qui souvent coïncident, mais ils ne sont pas identiques. En outre, des études sur les abus spirituels ont été menées dans les communautés chrétiennes non catholiques, dont les conditions institutionnelles différentes du cadre catholique sur les points significatifs. De plus, les données des sciences sociales ne s’intègrent pas automatiquement dans un travail théologique, tel que cet article, car la notion théologique de conscience diffère de celle de la psychologie. Enfin, étant donné que—à ma connaissance—il n’y a pas d’études empiriques sur l’abus de conscience dans le cadre catholique, les données des études sur les abus spirituels ont été utilisées de manière critique, et le projet de cet article a été discuté avec des survivants d’abus de conscience, ainsi qu’avec des spécialistes de la prise en charge des victimes. Ces discussions ont permis que ce travail soit corrigé, étoffé et enrichi.3

 

I. La dignité de la conscience 4

Le terme « conscience » est complexe et a un large éventail de significations. Il indique la conscience psychologique, la conscience de soi, la conscience morale et d’autres significations. Dans la théologie catholique, les références de la notion comprennent les enseignements du Concile Vatican II, en particulier Gaudium et spes (GS) et Dignitatis humanae (DH).5 Ces enseignements ont été développés par le Catéchisme de l’Église catholique (CEC) et par l’encyclique Veritatis splendor (VS). Vatican II et l’enseignement du Magistère  qui a suivi ont développé trois dimensions de la conscience 6. Premièrement, la conscience comme instrument pour reconnaitre la loi de Dieu (conscientia habitualis) : « Au plus profond de leur conscience, les individus découvrent une loi qu’ils ne font pas eux-mêmes mais auxquels ils sont tenus d’obéir, dont la voix les appelle toujours à aimer et faire ce qui est bien et éviter ce qui est mal, résonne dans leur cœur quand nécessaire avec l’injonction « Fais ceci, éloigne-toi de cela ».7 Dans ce contexte, la loi de Dieu est associée à la loi naturelle. Deuxièmement, la conscience en tant qu’acte de jugement (conscientia actualis) : « La conscience est un jugement de raison par laquelle la personne humaine reconnaît la qualité morale d’un acte concret ».8 Troisièmement, la conscience comme lieu de rencontre avec Dieu : « La conscience est le noyau le plus secret et sanctuaire d’une personne. Là, chacun est seul avec Dieu, dont la voix résonne au fond du cœur ».9 Vatican II affirme que la dignité de la conscience ne se perd pas quand elle se trompe, mais quand elle cesse de chercher le bien et la vérité.10 Il souligne également le lien entre dignité de conscience et liberté humaine. 11 De même, en ce qui concerne la liberté religieuse, le Concile Vatican II déclare : « En matière religieuse, nul ne doit être forcé d’agir contre sa conscience, et il ne devrait pas non plus être empêché d’agir selon sa conscience ». 12 Ce principe a été repris par le Code de droit canonique.13

La théologie circonscrit généralement la réflexion sur la conscience au domaine de la théologie morale, soulignant ainsi sa dimension fonctionnelle. En intégrant ses dimensions relationnelles et théologiques, Vatican II a montré que la conscience doit être replacée dans un contexte plus large que la théologie morale 14. Ainsi la théologie actuelle a enrichi sa réflexion sur la conscience d’éléments provenant de la philosophie, de la psychologie et d’autres disciplines. Ce faisant, la théologie postconciliaire n’a pas limité la question de la conscience au seul domaine de la théologie morale et a ouvert un dialogue riche avec d’autres disciplines. En conséquence, les principes précieux de la théologie morale traditionnelle devraient être placés dans un cadre anthropologique et théologique plus large. Cette vision plus large de la conscience implique deux dimensions. D’une part, il comprend la conscience comme le lieu de la liberté de jugement, qui implique à la fois le contenu des décisions, c’est-à-dire la reconnaissance de la loi et la manière de prendre des décisions, c’est-à-dire l’autodétermination libre.15 Ce jugement de conscience ne concerne pas seulement l’éthique (le bien), mais aussi la compréhension de la réalité (la vérité). D’un autre coté la conscience est le lieu où l’être humain est placé devant lui-même ou elle-même et devant le Dieu révélé en Christ 16. Cette dernière dimension concerne le processus d’identité personnelle qui se développe devant Dieu, devant soi et devant les autres. Ces dimensions trouvent leur unité dans la personne. En fait, dans cette perspective, Klaus Demmer affirme : « L’être humain n’a pas de conscience, mais c’est une conscience ».17

Au vu de ce qui précède, pour définir l’abus de conscience, il est nécessaire de prendre en compte ses deux dimensions fondamentales qui constituent le bien protégé par la loi, à savoir la conscience comme siège de la liberté de jugement et comme lieu de rencontre avec Dieu et soi-même. Endommager ou supprimer ces dimensions porte atteinte à la dignité de la conscience et, par conséquent, à la dignité de l’être humain, qui a été créé à l’image de Dieu.18 Toutefois ce ne sont pas deux dimensions distinctes car la conscience jouit d’une véritable liberté de juger précisément parce que, en elle, l’être humain est seul avec Dieu.

II. L’exercice du pouvoir dans l’Église et l’abus de pouvoir

Les êtres humains ne peuvent exister sans un réseau de relations et d’influences. Ainsi, dans la vie concrète, la conscience humaine est toujours ancrée dans un contexte particulier. De plus, au cours des derniers siècles, diverses disciplines scientifiques ont mis en évidence les facteurs biopsychiques et socioculturels qui façonnent la conscience. Ainsi, une conscience absolument autonome et libre de toute sorte d’influence n’est ni possible ni humaine. En effet, le cadre historique et le réseau d’influences ne sont pas des obstacles ; ils sont plutôt une condition nécessaire à l’existence et au développement de la conscience humaine. Les influences illégitimes entravent la liberté, et non les influences en tant que telles.

Selon la révélation chrétienne, le caractère social de l’être humain se développe par sa dimension ecclésiale. Le croyant, en tant qu’être humain, est lié à l’humanité et, en tant que chrétien, fait partie du Peuple de Dieu. Par conséquent, le croyant est appelé à écouter la voix de Dieu à travers différentes formes de médiations, dont l’Église. Les êtres humains créés par Dieu et appelés à communier avec Lui doivent être ouverts à leur propre fondement, c’est-à-dire à Dieu qui se révèle comme l’autorité aimante. La volonté de Dieu, la seule autorité absolue, se révèle à l’homme de diverses manières : à travers la nature, l’histoire, la raison, l’Église et la conscience personnelle. Étant donné que ce sont des médiations de la volonté de Dieu et non la volonté de Dieu elle-même, elles sont partielles, ambivalentes et ambigües. Il faut donc les discerner, car elles ne coïncident pas toujours les unes avec les autres et, par conséquent, pourraient se heurter les unes aux autres.

Ainsi, le problème de l’abus de conscience dans le cadre catholique est encadré dans la relation complexe entre la médiation de la conscience et les diverses médiations de l’autorité ecclésiale 19. Par conséquent, pour comprendre l’abus de conscience, il est crucial de distinguer les influences légitimes de l’autorité ecclésiale, qui n’empêchent pas mais éclairent la conscience, de celles qui sont des influences abusives, qui l’obstruent ou l’annulent. Dans ce contexte, l’expression «autorité ecclésiale» doit être comprise au sens large, ce qui implique à la fois le pouvoir de gouvernance (potestas regiminis) et toutes autres formes d’influence, institutionnelle ou charismatique, qui s’exercent dans l’Église.

La médiation de la conscience et la médiation ecclésiale impliquent à la fois une vocation et une tentation. La vocation de la conscience, c’est d’être ouvert à l’écoute de la voix de Dieu, qui se transmet aussi par la médiation de la communauté ecclésiale, et sa tentation est de se fermer aux influences qui lui profitent ou de renoncer au risque d’autodétermination et de transférer ses propres responsabilités envers une autre personne. A son tour, la vocation de la médiation ecclésiale est de re-présenter la voix de Dieu devant le croyant, tandis que sa tentation est de s’identifier à la voix divine, qu’elle est appelée à re-présenter. Toutes ces déviations, à savoir l’absolutisation de la conscience, le renoncement à l’autodétermination et l’absolutisation de la médiation ecclésiale, contredisent également la vocation chrétienne du croyant. L’enseignement de l’Église formule de nombreuses mises en garde contre l’absolutisation de la conscience, pourtant la culture catholique est plutôt tolérante à l’absolutisation de la médiation ecclésiale et du renoncement du croyant à son auto-détermination. Le discours ecclésial contient de nombreuses exhortations à obéir à l’Église, mais peu d’appels à obéir à sa conscience. Pas par hasard, bien que dans un autre contexte, le Pape François a souligné : « La conscience individuelle doit mieux s’intégrer à la praxis de l’Église » 20. De plus la culture ecclésiale a développé une large réflexion sur l’objection de conscience devant l’autorité civile, mais très peu de réflexion sur l’objection de conscience devant l’autorité ecclésiale.

III. Abus de pouvoir et abus de conscience dans l’Église

L’abus de pouvoir consiste en l’utilisation perverse de l’asymétrie de pouvoir 21. Selon le droit canon, l’abus de pouvoir est commis lorsque le pouvoir est exercé au-delà de ses limites ou lorsqu’il ne l’est pas selon son but véritable.22 L’abus de pouvoir a de nombreuses manifestations dans l’Église, dont l’un est l’abus de conscience.23 Le Code de droit canonique définit le crime canonique d’abus du « pouvoir ou de la fonction ecclésiale » (CIC can. 1389 ; cf. can. 1384). Cependant, comme mentionné précédemment, il existe d’autres formes d’autorité dans l’Église qui ne sont pas de nature juridique, en particulier dans le domaine pastoral. Ils sont réels et puissants, et ils proviennent de l’Église mais ils ne sont pas identifiés avec « le pouvoir ou la fonction ecclésiale ». Ces formes d’autorité à caractère pastoral ou charismatique, que nous pourrions appeler « pouvoir spirituel » – sont en effet influents et efficaces, mais ils ont peu de législation canonique. Ainsi, le crime ecclésial d’abus de pouvoir décrit dans le canon 1389 n’inclut pas toutes les formes possibles d’abus de pouvoir dans l’Église, mais seulement ceux qui sont liés au pouvoir de gouvernance (potestas regiminis). Le Code de droit canonique impose certaines limitations à tout type de pouvoir ecclésial afin de protéger l’autodétermination des fidèles dans des cas particuliers 24, d’autres situations encore ne sont pas régies par le droit ecclésial 25. Par conséquent, si nous prenons en compte que le « pouvoir spirituel » est influent et découle de l’autorité ecclésiale, il apparaît que la législation canonique devrait également définir le crime d’« abus de pouvoir spirituel ». De même que l’Église pénalise l’abus de pouvoir de gouvernance, il devrait également sanctionner l’abus du pouvoir spirituel parce que ces deux types de pouvoir s’exercent au nom de l’Église.

L’abus de conscience n’est pas défini par le type de pouvoir qui le commet, mais par l’atteinte à la dignité de la conscience, qui est le bien légalement protégé. Ces dommages peuvent être produits par l’abus du pouvoir de gouvernance, comme ainsi que d’autres formes d’autorité ecclésiale, comme le pouvoir spirituel. En fait, tant un supérieur hiérarchique, par le pouvoir de gouvernement, qu’un directeur spirituel, par son influence charismatique, peut commettre des abus de conscience.

Quel type d’abus de pouvoir entraîne un abus de conscience ? L’abus de conscience est le type d’abus de pouvoir qui endommage la conscience en tant que siège de la liberté de jugement et comme lieu de rencontre avec Dieu et avec soi-même. L’abus de conscience survient lorsque la médiation ecclésiale transgresse ses limites, pour qu’elle en prenne le contrôle et la remplace. Par exemple, il est perpétré quand les représentants de l’Église imposent la volonté de Dieu aux fidèles qui leur ont ouvert leur conscience. En effet, lorsque la médiation devient absolue, elle transgresse ses limites et contredit son but et son sens. Le chef ne représente plus Dieu, mais le supplante, et fait un usage abusif du nom du Seigneur (Ex 20:7). Ainsi, la conscience perd sa liberté de juger et l’adepte ne peut plus être seul avec Dieu dans sa conscience. 26 La caractéristique de ce type d’abus est que la conscience ne peut plus remplir sa fonction propre parce que l’agresseur l’a remplacée. Les témoignages de survivants décrivent le phénomène en des termes similaires : la victime est privée de sa liberté de juger et perd donc son sens critique. L’agresseur, « au nom de Dieu », supplante Dieu et décide pour la victime.27 Par la suite, la conscience est envahie par un autre et cesse d’être un lieu où l’être humain est « seul » avec Dieu et lui-même. Ce genre d’abus prive la victime de sa liberté de jugement et fait un usage pervers du nom du Seigneur.28

L’abus de conscience constitue alors l’abus de pouvoir qui abime ou annule la conscience comme lieu de libre jugement et de rencontre avec Dieu. Dans d’autres types d’abus de pouvoir, la conscience de la victime reste libre de juger et rencontrer Dieu. Une personne qui est forcée d’agir contre sa conscience ne manque pas de reconnaître ce qui est bien et ce qui est mal ; pendant ce temps, l’abus de conscience porte atteinte à l’autonomie de la victime et à sa capacité de discernement.29 Alors que l’abus de pouvoir restreint la liberté d’action, l’abus de conscience restreint la liberté de jugement. Un croyant qui est mis sous la pression par un représentant de l’Église d’agir contre sa conscience subit des abus de pouvoir – ce qui est sérieux – mais conserve sa liberté de jugement concernant le bien et le mal. En revanche, une victime obéissant à un représentant du L’Église qui a supplanté la voix divine croit qu’elle fait la volonté de Dieu en se soumettant à la volonté de l’agresseur. Pour cette raison, l’agresseur de conscience ne fait pas qu’instiller la peur et la culpabilité, mais la peur religieuse et la culpabilité religieuse chez la victime. A savoir, dans un abus de pouvoir, la victime pense : « Si je désobéis, je serai puni par le chef », alors que la victime d’abus de conscience pense : « Si je désobéis, je serai infidèle à Dieu »30. L’abus de pouvoir est lié à la coercition, et celui de la conscience est lié au contrôle. Selon les survivants, une personne victime d’abus de pouvoir sait qu’il ou elle est victime d’abus de pouvoir, mais celui qui souffre d’abus de conscience n’est pas au courant qu’il ou elle souffre d’abus de conscience. En termes simples, c’est une chose de forcer le capitaine à naviguer là où il ne veut pas aller, mais c’est une autre chose que de manipuler les instruments de navigation.

IV. Abus de conscience et autres types d’abus

Pour tracer les grandes lignes de l’abus de conscience dans le milieu catholique, il est nécessaire de le distinguer d’autres types d’abus, tels que l’abus spirituel, le contrôle mental et les déviations sectaires au sein des communautés catholiques.

  1. a) Abus de conscience et abus spirituel. Il est difficile de comparer ces deux types d’abus parce qu’il n’y a pas de consensus sur leur définition précise 31. Néanmoins, la violence spirituelle est un phénomène très similaire à l’abus de conscience mais a une portée plus étendue, du moins dans mon point de vue. « La violence spirituelle est une forme de violence émotionnelle et psychologique. Elle est caractérisée par un modèle systématique de comportement coercitif et contrôlant dans un contexte religieux ».32 Compte tenu de cette définition, il est donc possible de dire que l’aspect « coercitif » de l’abus spirituel est une forme d’abus de pouvoir, tandis que la dimension « contrôler » est liée à l’abus de conscience. Puisque la notion de conscience utilisée dans cet article est théologique, ce qui implique une référence à Dieu, tout abus de conscience est un abus spirituel, bien que tout abus spirituel ne soit pas un abus de conscience.
  2. b) Abus de conscience et contrôle mental. Un autre phénomène similaire est le contrôle mental, qui se produit dans des environnements sectaires. La description de Steven Hassan du contrôle mental recouvre la description de l’abus de conscience à bien des égards 33. Néanmoins, les deux phénomènes ne coïncident pas. Alors que l’abus de conscience entraîne nécessairement l’abus du nom de Dieu, le contrôle mental peut se produire en dehors de l’environnement religieux. D’ailleurs, le dirigeant sectaire doit acquérir le pouvoir d’abuser de la conscience de la victime. Sur le revers, les dirigeants catholiques possèdent déjà une certaine autorité simplement en vertu de leur qualité de représentants de l’Église. Enfin, la notion d’« esprit » ne coïncide pas avec celui de la « conscience ». Néanmoins, les deux phénomènes sont presque la même chose lorsque le contrôle mental est effectué par un chef religieux qui utilise le nom de Dieu pour manipuler la conscience de la victime.
  3. c) Abus de conscience et dérives sectaires au sein de l’Église catholique. Les déviations sectaires et les abus de conscience sont étroitement liés. Une réflexion sur les caractéristiques sectaires de certains groupes catholiques offre des contributions précieuses pour comprendre l’abus de conscience. La Cellule des dérives sectaires dans des communautés catholiques de la Conférence française des évêques a publié des documents stimulants qui mettent en lumière la dimension systémique de l’abus de conscience. Cette approche permet d’identifier les contextes qui permettent et même favorisent les relations abusives. Cependant, dans les communautés catholiques sans tendances sectaires, il y a aussi des individus, des structures et des cultures abusifs.

Il est utile de distinguer conceptuellement ces diverses formes d’abus. Pourtant, dans les situations concrètes, il est beaucoup plus difficile d’établir des limites.

V. Conséquences de l’abus de conscience

L’abus de conscience nuit ou annule la conscience en tant que siège de la liberté de jugement et de rencontre avec Dieu et soi. Ces deux dimensions de la personne sont minées par les agresseurs. Malheureusement, les dégâts ne sont pas limités à ces deux éléments. Tout comme une raclée cause non seulement des dommages physiques mais aussi psychologiques, de même l’abus de conscience cause-t-il des blessures à différents niveaux de la personne humaine.

L’abus de conscience donne lieu à une division interne parce que la prétendue « voix de Dieu » imposée par l’agresseur ne coïncide pas avec la « voix de Dieu » entendue par la victime dans sa conscience, qui est « le noyau le plus secret et le sanctuaire d’une personne ».34 Les victimes luttent alors entre ce que leur propre conscience dicte et ce qui est dicté par le représentant de l’Église qui a envahi leur conscience et supplanté Dieu. Cette situation crée une dissociation personnelle sévère. D’une part, cela provoque la méfiance de soi et, par conséquent, l’insécurité dans ses propres jugements35. D’autre part, elle incite à une déformation de la face de Dieu, qui se confond avec l’abus et avec l’agresseur. 36 Dans ce cas, les conséquences de l’abus spirituel peuvent être appliquées à l’abus de conscience : « Cela change leur expérience de « soi », leur compréhension de qui ils sont en tant que personne, de leur relation avec les autres – et souvent avec Dieu, leur capacité de faire confiance et même leur sentiment de sécurité ontologique ». 37 La dissociation que l’abus produit peut avoir de graves répercussions non seulement sur la spiritualité, mais aussi sur la santé mentale et physique des victimes. De plus, les textes conciliaires associent la conscience à la recherche du « bien » et de « la vérité ». Cette articulation indique que « le bien » — l’aspect moral — n’est pas le seul enjeu car « la vérité » est également en jeu. L’abus de conscience ne se limite pas seulement à l’aspect éthique de la vie, mais s’étend aussi au jugement entre le vrai et le faux. L’agresseur a la capacité de défigurer et redéfinir la façon dont la victime perçoit et juge la réalité 38.

VI. Caractère ecclésial du pouvoir dans l’abus de conscience

Sans aucun doute, l’abus de conscience a de nombreux attributs qui sont également apparents dans d’autres formes d’abus. Cependant, comme le but de cet article est de définir l’abus de conscience dans le cadre catholique, il faut souligner ses éléments spécifiques. Une des caractéristiques de l’abus de conscience dans le contexte catholique est la nature du pouvoir de l’agresseur. Ce pouvoir a deux caractéristiques.

  1. a) Caractère ecclésial du pouvoir. Pour que l’abus de conscience soit possible dans le contexte catholique, le pouvoir de l’agresseur doit avoir un certain soutien ecclésial. Il ne s’agit pas du pouvoir qu’un fidèle peut avoir sur un autre en raison de ses seuls attributs personnels, mais du pouvoir que donne un soutien ecclésial. Les dirigeants catholiques ont autorité sur les croyants parce que l’Église les soutient comme ses représentants. Les croyants alors placent leur confiance dans les dirigeants en raison du soutien de l’Église, c’est-à-dire, parce que l’Église catholique les présente comme dignes de confiance.
  2. b) Caractère relationnel de la puissance. La relation entre maître et disciple, qui a une large tradition culturelle et ecclésiale, est en elle-même une relation asymétrique. M. Weber appelle ce type de pouvoir « autorité », qui est subjectivement reconnue comme légitime39. L’ouverture au maître, condition nécessaire pour être un disciple, place le disciple dans un état de vulnérabilité. De toute évidence, les adultes vulnérables devraient être particulièrement protégés contre les abus.40 Cependant, je parle maintenant de la vulnérabilité radicale qui appartient à tout être humain qui fait confiance à une autre personne. Le disciple ouvre sa conscience à un maître qui a un soutien ecclésial et, face au pouvoir sacré, la résistance instinctive cède.41 Par conséquent, cette sorte de vulnérabilité ne doit pas être considérée comme une déficience du disciple, mais comme une condition nécessaire à l’état de disciple, qui implique toujours une relation. Il convient de souligner que l’hypothèse selon laquelle les victimes peuvent avoir été maltraitées en raison de leurs déficiences psychologiques a été rejetée par la recherche scientifique 42. Ainsi, les victimes d’abus de conscience ne devraient pas être blâmées en raison de leur ouverture au représentant de l’Église. L’ouverture et, par conséquent, la vulnérabilité sont des conditions préalables pour suivre l’évangile de Jésus. En fait, à l’occasion, les victimes sont les personnes les plus généreuses : « L’analyse de la personnalité des victimes, individus ou communautés, montrera comment ce sont les personnes sans méfiances et généreuses qui sont les plus exposés ». 43 Le problème est la compréhension erronée de l’agresseur de l’état de berger et ses fausses attentes d’une obéissance aveugles et inconditionnelle. Les victimes ne sont donc pas coupables d’avoir généreusement fait confiance à celui qui était soutenu par l’Église catholique en tant que représentant de Dieu digne de confiance. Cet aspect souligne la responsabilité de l’Église en tant que garante de la capacité de ses représentants à être dignes de confiance.

VII. Dimension institutionnelle de l’abus de conscience

Les dimensions ecclésiale et relationnelle du pouvoir montrent que la question de l’abus de conscience est un phénomène institutionnel qui doit être considérée de manière systémique. Dans le contexte ecclésial, l’abus de conscience n’est jamais seulement un phénomène entre individus, même s’il peut être enraciné dans des perversions individuelles et des déformations institutionnelles.

  1. a) Les dirigeants catholiques peuvent commettre des abus car les victimes leur font confiance, parce que l’Église soutient leur rôle de dirigeants. Ainsi, même lorsqu’il se produit entre individus, l’abus est en quelque sorte commis en vertu du soutien de l’Église. En fait, les victimes n’ouvriraient pas leur conscience à un étranger qui n’a pas été présenté par l’Église comme un représentant de Dieu digne de confiance.
  2. b) En plus des individus abusifs, des structures abusives existent également dans l’Église. L’institution ecclésiale, au sens large, comprend des structures et cultures coutumières qui, dans les faits, gouvernent les communautés. Ces structures et cultures ne sont pas neutres ; elles peuvent entraver l’abus, le favoriser et même être abusives elles-mêmes. Par conséquent, elles doivent toujours être mises sous observation parce que l’Église en tant qu’institution a tendance à protéger ses intérêts et sa réputation plutôt que le bien-être de son peuple.44 En fait, c’est l’organisation ecclésiale qui doit être adaptée aux besoins des fidèles, et non l’inverse.45

Pour cette raison, la question de l’abus dans le cadre catholique doit être prise en compte au niveau institutionnel. Il ne suffit pas d’empêcher simplement les individus de commettre des abus ; il est également crucial de revoir et de réformer les structures et cultures ecclésiales qui permettent ou favorisent l’abus de conscience. L’accent ne devrait pas être mis sur la personnalité des agresseurs ou des victimes, mais sur le contexte ecclésial dans lequel l’abus se produit. L’Église ne consiste pas seulement en une structure juridique ; il a aussi sa propre culture coutumière, qui est configuré par toutes ces hypothèses, parfois tacites, qui ne sont pas officiellement définies, mais qui façonnent la vie de l’Église. Encore une fois, ces hypothèses ne sont pas neutres. Par exemple, la compréhension de l’obéissance, de la hiérarchie, de la pensée critique, de l’humilité, de la générosité, de la vie religieuse, de la vertu, de la « foi aveugle » et d’autres sujets qui constituent une part substantielle de la culture catholique, et cela peut empêcher ou favoriser l’abus de conscience. La prévalence des abus de conscience montre que la théologie de l’obéissance doit subir une profonde reconsidération.

VIII. Fondement théologique de l’abus de conscience

Une culture de l’abus avec des fondements théologiques ne peut être que rejetée théologiquement.46 Y a-t-il des tendances théologiques qui favorisent l’abus de conscience ? Des recherches scientifiques sont nécessaires pour répondre à cette question. Cependant, je crois qu’il est possible d’en identifier quelques-unes. L’abus de conscience est fondé sur une anthropologie pessimiste. Le centre de cette anthropologie n’est pas l’image de Dieu dans les êtres humains, mais la corruption qui vient du péché. Si la nature humaine est corrompue, alors on ne peut se fier ni à la voix de la conscience ni à la raison, mais seulement la « personne éclairée » qui, par une grâce surnaturelle, connaît et transmet la volonté de Dieu. De plus, une forte opposition entre les royaumes naturels et surnaturels justifie que la « volonté de Dieu » soit en conflit avec ce que la raison et la nature indiquent. Par conséquent, de ce point de vue, la nature, la raison et les limites naturelles ne sont pas considérées comme fiables. Dans ce scénario, la pensée critique, les questions et le questionnement sont identifiés au mauvais esprit, et la liberté humaine est considérée comme un risque plutôt que comme un cadeau. À son tour, l’exercice de la raison est perçu comme un signe de confiance en soi, et donc d’orgueil. La méfiance à l’égard de la raison favorise l’exaltation de la « foi aveugle », qui est au service de l’obéissance à l’agresseur. 47 En bref, le message de l’agresseur est : « Puisque vous n’êtes pas digne de confiance, vous devez me faire confiance aveuglément ».

Et l’ecclésiologie ? A première vue, une ecclésiologie conservatrice qui met l’accent sur la structure hiérarchique semble plus favorable à l’abus de conscience en raison de sa vision plus rigide de l’obéissance, qui permet au supérieur de supplanter la voix de Dieu. Cependant, une ecclésiologie progressive, qui souligne l’autorité charismatique du leader favorise aussi l’abus de conscience car dans ce cadre, le leader charismatique est au-dessus et au-delà de la loi. Par conséquent, les paramètres progressif et conservateur n’aident pas à identifier l’ecclésiologie qui favorise les abus. Des études sur les abus spirituels et les déviations sectaires dans l’Église ont identifié certaines caractéristiques des communautés où des abus se produisent, comme l’élitisme spirituel, « pas de salut en dehors du groupe », l’autoritarisme, l’isolement, la concentration du pouvoir, l’exigence du secret et l’obéissance aveugle. 48

IX. Conclusion : abus de pouvoir spirituel et abus de conscience

Dans cette dernière section, outre une définition de l’abus de conscience dans l’Église catholique, nous allons présenter quelques résultats et conclusions de l’étude. En prenant en compte ce qui précède, il est possible de proposer la définition suivante :

L’abus de conscience dans le contexte catholique est une sorte d’abus de pouvoir juridique ou spirituel qui contrôle la conscience de la victime au point que l’agresseur, se substituant à Dieu, entrave ou annule la liberté de jugement de la victime et l’empêche d’être seul avec Dieu dans sa conscience. Ce type d’abus est perpétré par un représentant de l’Église – une personne approuvée par l’Église comme digne de confiance. Ainsi, l’abus de conscience a toujours une dimension institutionnelle. Ce genre d’abus porte atteinte à la dignité humaine et nuit souvent à la personne au niveau spirituel, psychologique et physique.

 

Comment lutter contre ce genre d’abus ? L’abus de conscience peut être perpétré à la fois par le pouvoir de gouvernance et par ce que nous avons appelé le « pouvoir spirituel ». Étant donné que le Code de droit canonique sanctionne l’abus de pouvoir de gouvernement (Can. 1389), il est évident que la législation canonique devrait également définir et sanctionner le crime d’« abus de pouvoir spirituel ». Cependant, à mon avis, pour traiter correctement le problème, la loi ecclésiale devrait également définir le crime spécifique d’abus de conscience. En définissant les deux crimes, à savoir l’abus de pouvoir spirituel et l’abus de conscience, le droit canonique pourra d’une part couvrir tous les cas d’abus de pouvoir, et d’autre part il pourra mettre en évidence la gravité particulière de l’abus de conscience. Il convient de classer cet abus parmi les delicta graviora, pour plusieurs raisons : il porte gravement atteinte à la dignité humaine, il fait un usage pervers du nom de Dieu 49, et il faut beaucoup de temps aux victimes pour reconnaître qu’elles ont subi des abus de conscience (qui exigent l’imprescriptibilité ou au moins une longue période de prescription). Ces raisons justifient la définition du crime canonique d’abus de conscience.

Il s’agit d’un problème émergent, des recherches approfondies sur le sujet sont donc nécessaires. Quelques problèmes complexes, tels que l’intentionnalité de l’agresseur et le caractère systémique de l’abus, devraient être abordés afin de clarifier la façon dont ce crime devrait être sanctionné. De plus, des recherches empiriques sont nécessaires pour déterminer les principales caractéristiques, stratégies et mécanismes des abus pour identifier, prévenir et sanctionner cette infraction ecclésiale. À l’heure actuelle, il y a une pénurie de données empiriques et d’études statistiques sur cette question dans l’Église catholique, mais avec les informations existantes il est possible de supposer que ce type d’abus est répandu.

Sur ce sujet il y a beaucoup de place pour la prévention et la formation car entre un leadership sain et des actions dommageables, il existe un large spectre de gris. D’une part, il y a des formes malsaines de la pratique pastorale qui, pour différentes raisons, ne sont pas punissables, mais devraient être évités préventivement. D’autre part, la formation doit favoriser des modes de leadership sains qui ne nuisent à personne et sont fructueux et nécessaires au développement de la vie chrétienne. Les punitions canoniques devraient être une réponse extrême. Par conséquent, il est nécessaire d’améliorer la législation canonique et la formation de la conscience. Certes, des changements canoniques et institutionnels spécifiques doivent être entrepris pour aider à prévenir et sanctionner les abus de conscience. Cependant, des changements complets doivent également avoir lieu dans la culture catholique, c’est-à-dire dans ces présupposés souvent non écrits mais qui façonnent la vie de l’Église.