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La création d’un tribunal pénal canonique national par les évêques français est un pas important dans le sens de la construction d’une justice canonique impartiale, salue Jean Bernard. Mais de graves insuffisances demeurent, comme « le monopole décisionnel dont dispose l’évêque dans le déclenchement de toute procédure pénale ».

• Jean Bernard, Collaborateur au mensuel La Nef
• le 28/12/2022 à 17:16 

Lecture en 4 min.

Lien de l’article sur le site de LA CROIX : « Il suffit qu’un évêque choisisse de ne pas ouvrir d’enquête pour faire échec à toute procédure pénale canonique »

Maison de la Conférence des Évêques de France, Paris VII, le 05 décembre 2022. À l’issue d’une messe, les juges du nouveau tribunal pénal canonique national ont prêté serment, en présence de nombreux évêques.

L’installation, le lundi 5 décembre 2022, du tribunal pénal canonique national (TPCN), composé d’une vingtaine de membres clercs et laïcs, est assurément une nouvelle qu’il convient de saluer dans le cadre de la lutte contre les abus, et ce à au moins deux titres.
D’abord, et de manière générale, cet événement, appelé de ses vœux par le rapport Sauvé (recommandation n° 40), marque le grand retour dans l’Église de France d’un droit canonique pénal qui était largement tombé en déshérence depuis les années 1960 au prétexte, pour reprendre la formule d’un canoniste, que « le droit s’opposait à la charité et que l’Église n’était pas là pour sanctionner » [1].

L’exigence élémentaire d’une justice impartiale

Par rupture avec cette période, et comme l’ont encore mis clairement en évidence les remous provoqués par les récents scandales, il existe désormais une conviction quasi unanime sur ce point, partagée non seulement par les victimes mais également par l’ensemble du peuple chrétien, selon laquelle un clerc ayant commis des abus, en particulier sur des mineurs, ne peut plus en principe le demeurer. Or, une telle conviction implique nécessairement l’existence d’une juridiction canonique, puisqu’il n’entre pas dans la compétence du juge pénal étatique de prononcer des peines de nature religieuse, en particulier celle du renvoi de l’état clérical.

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Ensuite, et de manière plus spécifique, le TPCN répond à l’exigence élémentaire d’une justice impartiale, exigence rappelée, dans l’ordre profane, à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. En effet, alors que l’évêque est invité par le concile Vatican II (décret Christus Dominus) « à traiter (les prêtres de son diocèse)comme des fils et des amis », peut-on raisonnablement imaginer qu’il puisse être également, de manière impartiale et sereine, celui qui les juge et, le cas échéant, leur inflige cette peine suprême qu’est le renvoi de l’état clérical ?

D’où la nécessité, comme vient de le faire la Conférence des évêques de France par la création du TPCN, de « dépayser les causes », c’est-à-dire d’éloigner le traitement des causes des diocèses où les faits ont été commis. Ajoutons la possibilité de mutualiser les ressources au niveau national dans un contexte de complexité des affaires et de raréfaction des personnels formés.

Pallier de graves insuffisances

Reste que le verre demeure « à moitié plein » – ou « à moitié vide » – car, dans le vaste chantier auquel doit faire face le droit pénal canonique, l’institution du TPCN n’est pas de nature à elle seule à pallier l’ensemble des graves insuffisances qui affectent ce droit.
En premier lieu, comme certains l’ont déjà souligné pour le déplorer, le TPCN ne concerne en principe, s’agissant du cas particulier des abus sexuels, que ceux commis contre les majeurs. La conséquence en est que les délits les plus graves, à savoir ceux dont les victimes sont des mineurs (et des majeurs handicapés mentaux) – dont la commission Sauvé a évalué le nombre à plusieurs centaines de milliers depuis les années 1950 –, sont exclus du champ de compétence matérielle du tribunal.

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Sur ce point, les évêques français ne peuvent être blâmés, puisque cette exclusion découle directement du droit canonique, celui-ci réservant, au moins depuis le motu proprio Sacramentorum sanctitatis tutela de 2001, la connaissance de ce type de délit au dicastère pour la doctrine de la foi. Relevons toutefois que, au cas par cas, ce dicastère pourra déléguer au TPCN le droit de juger une cause particulière qui lui est normalement réservée.

Monopole de l’évêque

En second lieu, et de manière plus significative, la création du TPCN risque d’être un « coup d’épée dans l’eau » à l’égard de ce qui a constitué – et constitue toujours – la principale cause de l’ineffectivité de la justice canonique pénale, à savoir le monopole décisionnel dont dispose l’évêque dans le déclenchement de toute procédure pénale. En effet, il convient de rappeler que la procédure pénale est composée de deux phases principales, la première étant l’« enquête préalable », ouverte par l’évêque concerné lorsque celui-ci a la connaissance, « au moins vraisemblable », d’un délit commis par un clerc de son diocèse, la seconde étant le procès pénal à proprement parler, confié, selon les cas, aux juridictions romaines ou au nouveau TPCN.

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Or, il suffit qu’un évêque fasse le choix, pour des raisons diverses (liens d’amitié, contraintes organisationnelles, volonté de préserver la réputation de l’Église), de ne pas ouvrir d’enquête préalable pour que cette décision, prise dans la solitude, fasse échec à toute procédure pénale. Et l’institution du TCPN ne saurait constituer un remède décisif à cet égard puisque celui-ci, à l’instar d’un tribunal diocésain ou même des juridictions romaines, ne peut être saisi qu’à l’issue d’une enquête préalable ouverte par l’évêque.

Un droit canonique efficace

D’autres pistes sont donc à explorer pour donner au droit canonique pénal sa véritable efficacité, en particulier pour éviter que des affaires soient à l’avenir « étouffées » comme tant l’ont été depuis des décennies. L’une de ces pistes pourrait être que chaque évêque institue une commission restreinte, composée de clercs et de laïcs non hiérarchiquement soumis à celui-ci, qui serait destinataire de toute information transmise à l’évêché concernant un éventuel abus et qui serait chargée de formuler par écrit un avis motivé sur la nécessité ou non d’ouvrir une enquête préalable (ainsi que de vérifier si l’information a bien été transmise aux autorités étatiques). Certes, pour assurer le respect des normes canoniques actuelles, la décision finale reviendrait à l’évêque mais celui-ci s’engagerait à justifier par écrit sa décision en cas de contrariété avec l’avis de cette commission restreinte.

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Dans ce contexte, doit être saluée la décision de l’évêque de Nantes, du 16 novembre 2022, d’instituer un « conseil » composé de « personnes appelées au titre de leur compétence », et chargé de l’aider à « comprendre les faits, les porter à la connaissance du procureur de la République et au dicastère pour la doctrine de la foi, prendre les mesures conservatoires nécessaires, donner ou non de la publicité aux faits dénoncés, mettre en œuvre les procédures canoniques demandées par ce dicastère et suivre les dossiers ».
Peu médiatisée, une telle initiative, si elle devait s’étendre à d’autres évêques, n’en constituerait pas moins une étape essentielle, peut-être au moins aussi importante que l’institution du TPCN, dans la mise en place d’un droit pénal effectif au sein de l’Église catholique.

[1] Ludovic Danto, doyen de la faculté de droit canonique de l’Institut catholique de Paris, La Croix, 5 décembre 2022.